« Niemand wird sich selber kennen,
Sich von seinem Selbst-Ich trennen;
Doch probier' er jeden Tag,
Was nach außen endlich, klar,
Was er ist und was er war,
Was er kann und was er mag. »
« Personne ne se connaîtra soi-même,
ne se séparera de son moi propre ;
Qu'il essaie chaque jour,
De savoir enfin clairement,
Ce qu'il est et ce qu'il était,
Ce qu'il peut et ce qu'il désire. »
(Goethe)
En moins d’un an, nous aurons eu la chance de voir Herbert Blomstedt diriger trois merveilleux orchestres : le Royal Concertgebouw d’Amsterdam, le Gewandhaus de Leipzig et ce soir, le Philharmonique de Berlin. Comme le Maestro aime à le dire, tous ces orchestres font partie de sa « famille ». C’est donc toujours un plaisir de le suivre et de ressentir cette affection entre tous les musiciens, un respect filial, l’envie de faire de la musique ensemble. Et puis Berlin, dans le temple de la Philharmonie… Ce fut une grande soirée, une de plus, placée cette fois-ci sous le signe du temps et de la sagesse.
Les Métamorphoses de Richard Strauss ou le temps suspendu
Le thème de la métamorphose a toujours fasciné Richard Strauss et se retrouve dans plusieurs de ses compositions, opéras ou œuvres symphoniques. Ainsi, en avril 1945, Strauss termine l’écriture d’une de ses dernières partitions majeures, Métamorphoses, sous-titrée “Étude pour vingt-trois cordes solistes.” C’est au milieu du chaos causé par le bombardement de l’Opéra de Munich, sa ville natale, que le compositeur vieillissant puise l’inspiration douloureuse pour cette page orchestrale en un mouvement, où les “métamorphoses” tonales et harmoniques se déploient tout en dessinant la transformation du monde d’hier, symbolisé par la marche funèbre de la Symphonie Héroïque de Beethoven que Strauss cite explicitement. Ce thème beethovénien traverse l’œuvre tout en subissant des transformations incessantes jusqu’à la citation littérale finale sous la mention “in memoriam.” Les lectures de Goethe, théoricien de la transformation des plantes et des animaux, ont dû également influencer Strauss, au point de mettre en musique les vers du grand poète allemand, que nous avons convoqués en exergue, et qui pourraient aussi résumer l’état d’esprit de Blomstedt à l’automne de sa carrière.
Les Métamorphoses forment une pièce assez courte, profonde et complexe. Il s’agit principalement d'un long adagio, avec une section centrale plus agitée. L'ensemble reflète un voyage musical à travers l'âme humaine. Le début, calme et méditatif, peut évoquer une forme d'introspection profonde, tandis que la section centrale plus tourmentée représente peut-être les défis et les luttes de l’existence. Les Métamorphoses semblent exprimer une réflexion sur la transformation intérieure et l'évolution vers la sagesse. C'est une œuvre qui invite à la contemplation, tout en offrant une expérience musicale d'une grande richesse émotionnelle et intellectuelle. Après un très léger problème de justesse au début de l’exécution, les trémolos des violons font émerger une mélodie qui tient autant de l’ adagio mahlérien que de la nostalgie enveloppante des Quatre Derniers Lieder, dans un chant du cygne aux arabesques de moins en moins élégiaques à mesure que se déploient les volutes des cordes. Dans une exploration méticuleuse de la partition, comme c’est toujours le cas avec Blomstedt, le voyage sonore révèle l’œuvre comme une suite directe mais intériorisée de Mort et Transfiguration, mais on songe aussi parfois aux capiteuses sonorités de La Nuit transfigurée de Schoenberg, tandis que se déploient les variations autour de la Marche funèbre de l’Héroïque. Chaque section de l'œuvre est un épisode dans lequel le temps semble se dilater et se contracter, créant une expérience d'écoute qui défie la perception. Les variations thématiques, les changements de dynamique et les éléments contrapuntiques se combinent pour créer un kaléidoscope temporel où chaque instant miroite comme les facettes d’un diamant noir introspectif : on oscille constamment entre la transparence et l’opacité. Au terme de l’exécution, il est assez remarquable de voir le Maestro applaudir les vingt-trois musiciens, comme s’il était lui-même subjugué par l’excellence de ses interprètes. C’est aussi la marque de son humilité légendaire.
L’odyssée sonore de l’ Héroïque
Seconde partie du concert, changement d’échelle, perceptible dès les premières mesures : Blomstedt, sans partition cette fois-ci, dessine la musique en des gestes inouïs, torsades, mouvements magiques, on ne sait, modelage de l’espace, qui indiquent sa proximité intime avec l’œuvre. Il faut le voir peindre des courbes, des inflexions et des signes immédiatement suivis par ses musiciens : on sent qu’il est dans son élément, plus créatif et engagé que dans Strauss, en ce que sa direction respire l’évidence, tout en légèreté et en transparence minutieuse : c’est une vision sereine plus qu’épique ou échevelée, qu’il propose, servie par le hautbois impérial et stratosphérique d’Albrecht Mayer, qui domine l’ensemble du concert.
Le premier mouvement est suprêmement beau, soigné, sans perdre de sa cohérence, même s’il résiste à l’analyse tant il est complexe. Il est important de noter que Beethoven, contrairement aux symphonies classiques, notamment ses deux premières, avait décidé de supprimer toute introduction. L'œuvre commence brusquement avec deux accords parfaits en mi bémol, joués avec force par l'ensemble orchestral. Ensuite, le premier thème est exposé piano par les violoncelles. Ce thème présente des similitudes avec celui de la sinfonia-ouverture du singspiel Bastien et Bastienne composée par Mozart à l'âge de 12 ans en 1768. C’est bien en effet l’esprit de Mozart qui traverse cette interprétation, avec un Blomstedt léger, vif, et sans maniérisme. La musique, seulement la musique. Un second motif en si bémol, joué doucement (dolce), apparaît, composé de trois notes, successivement interprété par le hautbois, la clarinette, la flûte et les premiers violons. Le deuxième thème proprement dit consiste en une série d'accords staccato, commençant piano et montant crescendo. C’est dans ce passage précisément que le dialogue entre flûte et hautbois procure les plus hautes délectations : quelle perfection sonore, alliée à l’esprit et au texte, quelle suprême élégance dans la direction ! Le développement qui suit est d'une ampleur gigantesque, comptant 246 mesures, ce qui en fait le passage le plus long que l'on puisse trouver dans une symphonie de Beethoven. Sa complexité le rend pratiquement inanalysable. Mais le tour de force de l’orchestre réside précisément dans cette capacité à faire entendre la simplicité suprême : l’alliance exquise entre l’apollinien et le dionysiaque. Rares sont les orchestres et les chefs à réussir cette performance. Une longue coda conclut le mouvement, au tempo giusto, sans forcer le trait, sans donner l’allure altière surjouée que l’on entend parfois. Comme l’a suggéré Nietzsche, Beethoven réussit à créer des moments de suspension du temps à travers sa musique. Cette interprétation magistrale de Blomstedt amplifie cet effet, ces moments miraculeux où le temps est suspendu, nous enveloppant dans une expérience musicale intemporelle. Chaque pause, chaque transition, chaque montée en puissance contribue à l’impression d’une expérience intemporelle révélatrice, dont le chef a le secret. On songe alors vraiment à Proust :
« Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son "fondu" les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables. »1
Le deuxième mouvement, communément désigné sous le nom de "Marcia funebre" et noté "adagio assai" en ut mineur s'étend sur 247 mesures. D'une profondeur émotionnelle saisissante, Herbert Blomstedt parvient à évoquer une expérience à la fois poignante et profonde, sans tomber dans le piège du pathos ou de l'élégie superfétatoire. Sa direction habilement nuancée permet au Philharmonique de Berlin de faire ressortir les timbres uniques de l'orchestre, sculptant une interprétation exceptionnelle qui anticipe la célèbre marche funèbre de la Septième. L'origine de ce mouvement est intéressante à évoquer : déjà en 1802, dans sa sonate pour piano en la bémol op. 26, Beethoven avait composé un adagio qu'il avait qualifié de "marche funèbre pour célébrer le souvenir d'un héros". Cette volonté de rendre hommage à un héros défunt se manifeste dans ce mouvement de la Troisième symphonie. Le thème de la marche funèbre est d'abord introduit par les premiers violons, accompagnés d'accents rythmiques graves qui évoquent parfois des roulements de tambour, une caractéristique que Blomstedt dirige avec une subtilité et une intensité toujours fascinantes. L'utilisation habile de la tonalité de ut mineur crée une atmosphère sombre et introspective, tandis que le passage en ut majeur au centre du mouvement offre un contraste temporaire de tonalité, peut-être pour exprimer l'espoir ou la célébration de la vie en dépit du deuil. Ce mouvement laisse parfois contempler des paysages désolés, dans un nouveau moment de temps suspendu (on sent le brucknérien à l’œuvre !), avec des contrebasses tout en retenue. C’est précisément ce goût doux-amer, traduit par les cuivres solaires et les sombres contrebasses, au son boisé et terreux, si caractéristique de l’âme de cet orchestre, que l’on retient : grandeur et dignité, la sagesse héroïque désormais stoïcienne d’un chef au sommet de sa carrière, noblesse crépusculaire.
Le troisième mouvement, Scherzo, est marqué par un tempo rapide, un allegro vivace, composé de 442 mesures. Ce mouvement s'ouvre délicatement dans une atmosphère de murmures pressés, principalement orchestrée par les cordes bientôt rejoints par le hautbois, toujours souverain. La direction subtile mais énergique de Blomstedt permet à ce passage de prendre vie de manière dynamique, tout en maintenant la clarté des lignes mélodiques et des harmonies. Au cœur du mouvement, le trio central fait son entrée, introduisant une fanfare majestueuse de cuivres et orchestrant un dialogue harmonieux entre les trois cors. Ce trio apporte une rupture bienvenue par rapport à l'agitation du scherzo initial, offrant une perspective contrastée à l'auditeur. La direction de Blomstedt, tout en maintenant la vivacité du tempo, assure une interprétation équilibrée et expressive de cette fanfare cynégétique, très romantique et pleine de verve, qui met en évidence la virtuosité des cuivres. L’ensemble réintroduit le style distinctif de Beethoven, caractérisé par l'utilisation de motifs rythmiques serrés, denses, et parfois teintés d'ironie dans une course effrénée, exigeante pour les instruments à cordes, dans une tension constante, pour mieux préfigurer le finale, un Allegro molto en mi bémol majeur. Conçu dans l'esprit du finale des Créatures de Prométhée, il présente une série de variations fondées sur des cellules rythmiques et mélodiques. Son allure, triomphale et jubilatoire, reste toutefois sobrement interprétée, sans recherche de l’effet, sans flatter outrageusement l’auditoire. Cette probité musicale et ce haut niveau d’exécution ne peuvent que remporter une justifiée standing ovation.
Blomstedt et Strauss : une méditation à la recherche du temps perdu ; Blomstedt et Beethoven : un équilibre musical, une évidence spirituelle, certes loin des fulgurances expérimentales d’un Harnoncourt naguère, mais toujours un rafraîchissant classicisme et une magistrale hauteur de vue, l’humilité en prime. Quand la musique donne à ce point à sentir et à penser, les mots deviennent superflus pour décrire l’émouvant triomphe remporté par le Maestro, qui vient saluer un public qui l’adore, à trois reprises. Héroïque, assurément.
Philippe Rosset
22 septembre 2023
1 Marcel Proust, Du côté de chez Swann