La Camerata du RCO se distingue par sa composition unique : tous ses membres sont également des musiciens du prestigieux Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam. Jouer au sein de cet orchestre est pour eux source de grande joie, mais ils trouvent également un plaisir particulier à se produire ensemble dans une formation plus restreinte, ce soir, six musiciens, ce qui ne manque pas de déconcerter certains auditeurs, qui pensaient assister à un concert de la célèbre phalange néerlandaise. De fait, la surprise est encore plus grande quand le programme met à l’honneur des œuvres réclamant habituellement un important effectif orchestral : les Quatre Derniers Lieder de Richard Strauss et la Symphonie n°7 de Dvořák. Certes, il existe d’excellentes réductions orchestrales, on songe au Chant de la Terre de Mahler. Mais, même en faisant fi de toutes les précédentes interprétations pour orchestre pléthorique entendues au concert ou au disque, on ne pouvait que redouter une telle proposition. Le pari aura-t-il été tenu ?
Les Quatre Derniers Lieder : charmants mais trop légers et rapides
Dans un élan de rejet de son époque et dans sa volonté de renouer avec ses racines musicales, Richard Strauss compose une série de lieder hypnotiques et aériens, dont plus d’une quinzaine sont orchestrés, sur des textes de Hermann Hesse et Joseph Von Eichendorff. Bien que Hesse, son voisin, méprisât Strauss au point de refuser même de le saluer, Strauss choisit ses poèmes pour construire un adieu musical où s’exprime un renoncement serein à la culture européenne traditionnelle, un adieu également à l’amour de la voix féminine qu’il a tant chéri. Les Quatre Derniers Lieder, composés entre juin et septembre 1948, ne suivent pas un thème unitaire, mais dégagent une couleur globale de mélancolie et de douce mais déchirante acceptation de la fin de vie. Cette œuvre n’est pas conçue comme un cycle traditionnel mais plutôt comme un bain sonore qui vise à magnifier la beauté de la voix et à apprivoiser doucement la mort. La première exécution de ces Lieder, posthume, ne s’est pas tenue dans l’ordre prévu par Strauss, mais a été arrangée selon les souhaits de l’éditeur, avec un déplacement qui accentue une descente progressive vers la nuit. La musique, traversée de citations de ses propres œuvres et de celles de Wagner, déploie une série de tableaux sonores où la voix se déploie sur un fond orchestral qui alterne entre transparence et intensité, tout en reflétant une vie qui s’achève dans une contemplation apaisée de la mort. On l’aura compris : entre caractère lyrique et intimiste, Strauss avait malgré tout conçu une œuvre à la texture orchestrale luxuriante. Qu’en reste-t-il ?
La soprano Miah Persson accompagne ce soir la Camerata ; sa présence scénique, son radieux sourire et son timbre rappellent ceux de Renée Fleming, bien que sa voix offre une légèreté distincte, avec moins de puissance immédiate et un vibrato notable, notamment dans le premier lied, « Frühling ». Dans cet ensemble arrangé pour six musiciens (piano, violon, alto, violoncelle, cor, clarinette), on se prend à entendre par moments le style de Zemlinsky, notamment dans l’alliance parfois surprenante et un peu aigre, de la clarinette et du piano. Cette texture moins opulente, combinée à des tempi plutôt rapides, donne une sensation de manque, peut-être due à la réduction de l’ensemble, d’où l’impression de dynamique entravée, où l’on se retrouve à écouter une œuvre familière sous un jour nouveau, en tentant de l’appréhender malgré tout sans préjugés. Chantant de mémoire, Persson apporte une intimité palpable à l’interprétation, qui devient de plus en plus convaincante vocalement. Dans l’interprétation de « Beim Schlafengehen », la soirée prend une tournure plus émouvante. Dans ce lied, la voix de la soprano gagne en assurance et en expressivité, elle se déploie avec une grâce qui retient toute l’attention de l’auditoire. La synergie entre la soprano et l’ensemble atteint ici un équilibre plus affirmé. L’intervention délicate du violon de Coraline Goern, en particulier, ajoute une dimension lyrique et poignante. Cet instant révèle toute la finesse de l’arrangement en formation réduite et permet aux nuances subtiles de l’orchestration de briller avec une clarté renouvelée. Dans « Im Abendrot », l’approche choisie par l’orchestre révèle à la fois ses forces et ses limites. Le tempo, à mon sens trop rapide, laisse peu de place à la rêverie crépusculaire, celle qui s’attarde sur le souvenir des délices terrestres évanescents. Bien que cette vitesse inhabituelle mette en valeur la clarté et la précision de la voix de Miah Persson, diction parfaite, compréhension fine du texte, elle tend également à amoindrir la densité émotionnelle que l’œuvre est censée créer.
En dépit des qualités indéniables de l’interprétation de cette soprano, qui rappelle par moments la fraîcheur de Lisa Della Casa, plus que le caractère altier et stratosphérique de performances légendaires comme celles de Gundula Janowitz ou la densité de Jessie Norman, on regrette le manque de frisson orchestral qui caractérise normalement cette œuvre. L’absence d’une certaine ivresse sonore et d’une profondeur orchestrale, donc d’un chef avec une vision (songeons à Kurt Masur ou, plus près de nous, à Marek Janowski) se fait sentir : autant d’éléments essentiels pour transcender l’expérience auditive de ces Lieder, reconnus parmi les plus touchants et extraordinaires du répertoire post-romantique, ces joyaux incandescents qui marquent la fin d’une époque musicale. Des applaudissements réclament un bis, hélas, laissé sans réponse…
Une Septième de Dvořák très dansante et tzigane, mais sans le souffle de l’épopée
La soirée s’est poursuivie avec une interprétation audacieuse de la Symphonie n°7 en ré mineur de Dvořák. Le premier mouvement, Allegro maestoso, met en lumière le violoncelle de Johan van Iersel, remarquable, engagé, profond, qui rend bien hommage à l’un des thèmes les plus sombres du compositeur tchèque. Le caractère normalement épique et cuivré du premier thème ne peut que manquer de force, la réduction instrumentale ne comportant qu’un cor, et l’ensemble n’a pas l’allant nécessaire. Cependant, lorsqu’apparaît la deuxième mélodie, intime et chantante, la proposition devient plus acceptable. La fin du mouvement, marquée par un accelerando un peu étrange, suscite davantage de réserves. C’est certainement le deuxième mouvement qui s’avère plus convaincant, avec son ton recueilli et mélancolique, évoquant Schubert par moments, intimiste, qui fait bien ressortir la « doumka » slave, rêveuse et nostalgique. Le troisième mouvement brille par son caractère tzigane, anticipant le scherzo de la Titan de Mahler, apportant la fougue nécessaire à cette réinterprétation, en dépit de quelques longueurs et d’un piano trop discret. L’ Allegro molto du dernier mouvement, coloré, agréablement interprété, manque parfois de la structure ferme et des accents tranchants que requiert la musique de Dvořák dans ce passage. Des moments particulièrement expressifs, comme les interventions grinçantes de la clarinette et le jeu exemplaire du violon, sont des points forts de l’exécution de cette symphonie modèle réduit, bien que l’ensemble ait perdu en nuance et en cohérence. Là encore, on peut encore regretter l’absence de bis…
Ainsi, bien que l’expérience ait été intéressante et parfois émouvante, elle a révélé les limites d’une telle réduction pour deux œuvres d’une telle envergure. La Symphonie n°7 de Dvořák, avec ses légendes et ses vastes espaces sonores, semble demander plus que ce que cette formation pouvait offrir. Malgré les défis posés par la réduction de l’effectif pour cette symphonie monumentale, il est important de ne pas bouder notre plaisir d’avoir passé une soirée en compagnie de solistes du Royal Concertgebouw d’Amsterdam, dont le niveau musical reste exemplaire.
Les musiciens, avec leur maîtrise technique et leur sensibilité artistique, ont offert des moments de véritable beauté et d’expression profonde, certes dans un format atypique. Cela nous a permis d’apprécier tout de même un échantillon de ce prestigieux orchestre.
Philippe Rosset
11 avril 2024