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AUDITORIUM MAURICE RAVEL – ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE STRASBOURG : TCHAÏKOVSKI / RAVEL ; Radulović & Shokhakimov

AUDITORIUM MAURICE RAVEL – ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE STRASBOURG : TCHAÏKOVSKI / RAVEL ; Radulović & Shokhakimov

vendredi 12 avril 2024

© Julien Mignot & Frédéric Stucin

Fort curieusement, les cycles dédiés aux formations invitées n’attirent pas systématiquement les foules à l’Auditorium, sauf lorsqu’il s’agit de prestigieuses phalanges hors concours, telles que les Wiener Philharmoniker ou, pas plus tard que l’an dernier, le Concertgebouworkest d’Amsterdam. D’autant plus réjouissante s’avère la surprise en découvrant une salle pleine pour le Philharmonique de Strasbourg. Gageons qu’au-delà d’une affiche attrayante alliée à un programme sans questionnement, un élan de solidarité envers un orchestre mis en péril par les édiles de sa propre ville occupe une part non négligeable parmi les motivations du public1.

VALIDEE Aziz Shokhakimov hd © Pascal Bastien 1
© Pascal Bastien

Un décoiffant vent de folie emporte tout sur son passage

Encadrer Tchaïkovski par deux compositions de Ravel n’a certes guère à promettre ou à sous-entendre sur le plan de la cohérence esthétique. Inutile, donc, de chercher un quelconque lien crypté. En revanche, les partitions choisies offrent la possibilité de jauger les vertus d’un orchestre en tournée et voilà bien le but de l’opération. À la tête de l’O.P.S depuis 2021, Aziz Shokhakimov ouvre le feu avec L’Alborada del gracioso, dont Ravel fit créer la mouture orchestrale en 1919, soit treize ans après l’original pianistique. La tournure façonnée par le chef ouzbek, pour atypique qu’elle soit, séduit sans coup férir. À la fois nerveuse, énergique et lumineuse, elle fait rutiler les timbres de tous les pupitres, tant individuellement que dans leurs associations les plus variées. Décernons néanmoins une mention méritée au solo de basson, réellement somptueux. Admettons que si les miroitements inhérents au compositeur français se trouvent peut-être moins mis en avant que dans d’autres interprétations – témoignant d’une certaine forme de tradition (toujours discutable, par essence) – un décoiffant vent de folie emporte ici tout sur son passage, y compris les infimes réticences philologiques.

Nemanja Radulovic © Photographer Sever Zolak 1
© Sever Zolak

Une implication inouïe, aux frontières du déraisonnable (tant mieux !)

Nous nous rappelons encore avec émotion d’une soirée à la Salle Molière il y a une vingtaine d’années. Un moment d’exception fut alors notre découverte de Nemanja Radulović, à l’occasion d’un concert chambriste en duo avec la talentueuse pianiste Laure Favre-Kahn. En un éclair, le violoniste franco-serbe nous mit à genoux. Depuis, le chemin parcouru en deux décennies s’avère considérable et cet artiste d’exception conquiert toutes les grandes scènes du monde. Certes, quelques mélomanes grincheux le boudent encore, spécifiquement ceux qui préfèrent les interprètes intériorisés aux visages lisses ne laissant rien transparaître dans leur relation avec une œuvre. Or, nous avons, personnellement, toujours été plus sensible à ceux qui jouent avec évidence chaque note dans un investissement physique dont les gestes induits prolongent l’implication surhumaine. Pourtant, sur ce plan de l’exubérance, Radulović s’est bien assagi. Sa perception du Concerto en Ré Majeur Opus 35 de Tchaïkovski en témoigne.

Après une introduction étonnante d’humilité, la technique d’archet ne manque pas d’éblouir (notes piquées, doubles cordes, courses effrénées toujours impavides) mais la sensibilité affleure bientôt. Tout au plus pourrait-on contester deux ou trois libertés, tels ces rallentandos furtifs concédés par la complicité du chef. Ce dernier ne se contente pas – Dieu soit loué – d’accompagner (mot répugnant !). Il joue la carte du concerto symphonique avec une franche détermination, même si ses cuivres méritent d’atteindre un surcroît d’éclat avant la cadence. Celle-ci subjugue par son infaillibilité, sa vigueur, son aspect extraterrestre. Pour mieux dire, céans et sur le vif, il faut faire remonter nos souvenirs jusqu’à Boris Belkin, soit il y a plus de quarante ans, pour un ressenti physique à ce point dévastateur dans ce passage.

Nonobstant ce constat, un lyrisme chatoyant, jamais pris au dépourvu, l’emporte sur toute autre considération dans ce parcours. Le mouvement central le confirme. En symbiose avec tous ses partenaires, Radulović fait montre d’une grâce relevant de la poésie pure, vivant intensément chaque mesure en déployant les plus exquises nuances.

Une implication inouïe, aux frontières du déraisonnable (tant mieux !) se communique à tous sous l’autorité du chef dès l’Attacca subito de l’Allegro vivacissimo conclusif. Rarement nous l’entendîmes ainsi en salle, à ce point hypertendu, survolté, en permanente prises de risques mais constamment musical. Le traitement du deuxième thème mène l’auditoire au plus complet ravissement. Le feu d’artifice impérial tiré de toutes parts en conclusion pose même – pour fustiger Eduard Hanslick en le paraphrasant ! – cette inquiétante question : à quoi sert encore l’activité de critique face à un résultat aussi accompli qu’exaltant ? Surtout quand il suscite une des plus massives standing ovation jamais constatées dans cet Auditorium ?

En bis, le 24ème Caprice de Niccolò Paganini, dans une interprétation subjective (mais licite) surajoutant des difficultés à celles existantes, parachève le miracle : nous voici revenus vers 1830 ! Si nos responsables de la programmation voient et entendent, ils prendront la décision qui s’impose : demander à Radulović de jouer avec l’O.N.L les concertos du Maître génois (au moins les N°1 et 2), scandaleusement absents dans cette maison depuis quatre décennies.

L’euphorie existe sur le plan sonore, pas vraiment sur le pur plan narratif

Proposer la partition intégrale pour le ballet Daphnis & Chloé constitue une bénédiction tant un sentiment d’insatisfaction naît invariablement lorsque l’on se limite à ses Suites, par trop réductrices. En revanche, deux handicaps lestent un choix si opportun ce soir. D’abord, le fait que la précédente exécution, ici-même par Leonard Slatkin avec l’O.N.L, tutoyait les cimes. Ensuite, que la présente élimine étonnement le chœur, générant une immanquable frustration2.

Techniquement irréprochables, l’Introduction, puis l’Invocation aux nymphes font montre d’un léger déficit de mystère, imposant excessivement une réalité concrète dans un prospère foisonnement comme une opulence regardant davantage vers Igor Stravinsky que Ravel. À ce titre, la Danse grotesque de Dorcon n’a même jamais tant lorgné Le Sacre du printemps !

Or, ce sentiment finit par s’estomper – malgré une implication souvent musclée – par l’apport progressif d’une fine embellie et de couleurs comme d’une opalescence en timbres nous ramenant dans le sujet. L’O.P.S se montre, dès lors, de plus en plus performant : cordes aiguës fascinantes d’unité et de legato ; cordes graves d’une noble ampleur constamment sous contrôle ; petite harmonie impeccable, souvent en apesanteur ; cuivres d’une franchise non pas tranchante mais enveloppante ; percussions à la palette profuse ; sans omettre des harpes investies autant que classieuses. Tout le déroulement du 1er Tableau en bénéficie avec, au sommet, une Invocation des nymphes à Pan apportant un sentiment complet de plénitude.

Reste que l’accroche dramaturgique a du mal à s’imposer. L’argument semble tenu en lisière. En clair : l’euphorie existe sur le plan sonore, pas vraiment sur le pur plan narratif, ce que Slatkin réussissait parfaitement. La clef du problème se situe d’évidence à ce niveau. Le chef américain privilégiait la narration, là où son jeune confrère ouzbek favorise l’hédonisme phonique, tel une fin en soi. Le 2ème Tableau lui sied mieux, avec une Danse guerrière des pirates de haut vol. Toutefois, c’est avec le 3ème Tableau qu’il trouve véritablement ses marques et le ton approprié. Pierre de touche dans cette partition, le Lever du jour (avec une flûte solo ensorcelante !) fonctionne bien, avant une Bacchanale dionysiaque au possible.

En bis, la Farandole de la 2ème Suite de L’Arlésienne de Georges Bizet (aménagée par Ernest Guiraud3), d’une puissance volcanique et prise sur un tempo d’enfer, achève un programme généreux, dûment salué par un public en liesse. Formons tous nos vœux pour la préservation d’un aussi illustre et admirable orchestre, glorieux ambassadeur de sa ville !

Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN

12 avril 2024

1 Voir à ce sujet, dans ces colonnes, l’article du Dr Philippe Olivier en date du 30 Décembre 2023 : https://resonances-lyriques.org/touche-pas-a-mon-orchestre/

2 L’on voudra bien nous pardonner d’ignorer tout de l’existence ( ?) d’une éventuelle mouture du ballet intégral omettant les chœurs…

3 Rappel : après la mort de Bizet, à la différence de la Suite N°1, réalisée auparavant par l’auteur de Carmen lui-même.

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