A moins d’un mois d’intervalle l’Opéra de Monte-Carlo a joué de malchance avec, en premier lieu, l’annulation du récital de Jonas Kaufmann à l’Auditorium Rainier III le 12 décembre. Mais cela était attendu puisque le célèbre ténor, atteint d’une sérieuse affection des cordes vocales, avait annulé tous ses engagements pour la fin de l’année 2016. Plus étonnante fut, en revanche, la défection subite de Sonya Yoncheva à quelques jours des représentations de « Manon ». Dieu sait si les amateurs d’art lyrique attendaient, avec autant d’impatience que de ferveur, la prestation dans l’héroïne de Massenet de la soprano bulgare qui, a 35 ans, s’est hissée au rang des plus grandes stars de l’art lyrique, partageant sa renommée, au plus haut niveau, avec une Anna Netrebko ! On se souvient de son exceptionnelle Violetta de « Traviata » sur la scène monégasque qui avait véritablement frappé les esprits, suivie au demeurant d’une mémorable interprétation de Donna Elvira dans « Don Giovanni » de Mozart aux côtés de l’électrisant Erwin Schrott dans le rôle-titre. On imagine toutes les difficultés qui ont pu se poser à l’Opéra de Monte-Carlo pour trouver en seulement quelques jours une remplaçante. En fait, il y en eut deux : Anne-Catherine Gillet pour les deux premières représentations et Vannina Santoni pour les deux suivantes. Comme un ennui n’arrive jamais seul, à la deuxième représentation Jean-François Borras fut atteint par les affres de la grippe et il fallut à son tour le remplacer. Ce fut miracle en quelques heures que de trouver le ténor mexicain Arturo Chacón Cruz qui connaissait parfaitement le rôle pour l’avoir notamment interprété à Mexico sous la baguette d’Alain Guingal, chef d’orchestre de la production. D’après les échos qui nous sont parvenus, ce fut un Des Grieux de haute volée au timbre fruité et maniant de surcroît un parfait français.
La représentation à laquelle nous avons assisté était la dernière et réunissait Vannina Santoni et Jean-François Borras (remis de son indisposition). La soprano française peut se prévaloir déjà d’un indubitable métier forgé avec des rôles tels que la Comtesse des « Noces de Figaro », Fiordiligi de « Cosi Fan Tutte », Micaëla de « Carmen », Donna Anna de « Don Giovanni », et Juliette de « Roméo et Juliette ». Saluons la performance qui l’a conduite à apprendre le rôle-titre en seulement quelques jours. Elle campe une héroïne touchante et versatile ayant le physique adéquat, une voix fraîche et un aplomb sur le plan dramatique qui indique qu’elle maîtrise parfaitement l’aspect théâtral du rôle.
Du chevalier Des Grieux on attend une interprétation où alternent et se cumulent l’engagement, l’urgence, la sensualité à fleur de peau, l’ardeur juvénile, les émois de l’adolescence, la candeur sentimentale et les élans passionnés. De tout cela Jean-François Borras doit s’imprégner avec encore davantage de conviction pour incarner un héros crédible sous tous ses aspects même si l’on doit concéder que la voix possède certains atouts dans l’éclat comme dans la mezza voce. Le reste de la distribution, parfaitement homogène, a le mérite de proposer des chanteurs dont l’articulation française et la diction sont irréprochables : Lionel Lhote (Lescaut), Marc Barrard (Le Comte Des Grieux), Pierre Doyen (Bretigny), Philippe Ermelier (l’hôtelier), avec une mention spéciale à Rodolphe Briand qui, en Guillot, donne une véritable leçon de théâtre musical. Saluons également le charmant trio des filles : Charlotte Despaux (Poussette), Jennifer Michel (Javotte), et Marion Lebègue (Rosette), parfaites en tous points (il est vrai qu’en dépit de leur jeunesse elles ont déjà entamé une carrière significative).
La mise en scène d’Arnaud Bernard est efficace et sans temps mort dans des décors signés Alessandro Camera, sobres, brillants et astucieux avec des pans coulissants qui permettent, de manière « cinématographique », d’isoler les apartés des protagonistes ou de créer plusieurs lieux dans le même tableau. Les superbes costumes de Carla Ricotti sont à l’unisson sur le plan de l’esthétique générale du spectacle qui a le mérite de mêler, avec une indéniable élégance, tradition et originalité. A la baguette Alain Guingal, apprécié à juste titre des plus grandes maisons d’opéra de la planète, apporte une fois de plus la preuve qu’il est l’un des plus éminents spécialistes de la musique lyrique française. Sa direction de « Manon » suscite l’admiration par la parfaite traduction des contrastes voulus par Massenet entre les passages diaphanes, la sensualité omniprésente ainsi que la passion frémissante qui circule d’un bout à l’autre de l’œuvre. Tout cela est superbement mis en valeur, avec autant de raffinement que d’implication.
Christian Jarniat
27 janvier 2017