Papa avait un extraordinaire charisme. Lorsqu’il entrait dans une pièce tout le monde se taisait ce qui bien entendu, surprenait l’enfant que j’étais. Je trouvais complètement fou – et j’avais du mal à comprendre – que les gens puissent se retourner sur lui. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai réalisé ce qu’était son « aura », notamment lorsqu’il était sur scène pour interpréter ses chansons.
La chanson qui m’a sans doute le plus bouleversée parce que sûrement c’est celle que je comprenais le mieux, c’est : « Je reviens te chercher ». Mon père et ma mère s’étaient un temps séparés et puis ils se sont retrouvés. Cette chanson c’était pour moi le Graal car c’était la chanson de mon papa et de ma maman. Je suis toujours émue lorsque je l’entends… et pourtant à l’époque de sa composition je n’étais pas encore née.
Bien que chanteur célèbre, Gilbert Bécaud était d’abord mon papa et parmi les chansons qui m’ont aussi marquées, il y a « Les marins » qui m’émeut tout particulièrement. En l’écoutant j’ai du mal à demeurer sereine car elle traduit les moments de séparation entre un père et son enfant (« Tu regardais partir ton père / Caché derrière la f'nêtre / T'en étais fou, t'en étais fier / Tu l'disais dans des lettres… ») D’une manière générale, les gens comprennent difficilement ce que peuvent être les relations d’un enfant avec un parent artiste. J’ai, à ce titre, échangé souvent avec des collègues comme David Hallyday ou Julien Dassin. En fait, on se trouve dans une situation particulière parce qu’on entend la voix de son père toujours et partout pendant sa carrière, à la radio et à la télévision et ce n’est pas très simple à gérer car, dans l’imaginaire des gens, l’artiste est en quelque sorte éternel.
C’est souvent qu’on me pose la question : « Est-ce que tu as fais ton deuil » ?… c’est la loi de la vie des enfants d’artistes. On pense d’une part, que c’est génial pour nous, puis on nous pose par ailleurs la question de savoir si on ne fait pas, à cause des aléas de la vie, une dépression. C’est une sorte d’état tout à fait particulier et c’est toujours assez compliqué à vivre.
Quel sentiment éprouvez-vous lorsque des artistes chantent les chansons de votre père ?
C’est un sentiment tout à fait particulier. Je vais prendre le cas de Jules Grison qui me touche énormément et plus encore quand il est Jules lui même, c’est à dire lorsqu’il se laisse aller à ses propres sentiments, quand il se lâche vraiment car là il est pleinement « soi » dans l’expression et c’est un moment émotionnel inouï. Je rajouterai par ailleurs, que les chansons de mon papa me touchent d’une autre manière lorsqu’elles ont un lien qui me renvoie à des relations personnelles.
Parmi celles que chante Jules, il y a cette chanson assez rare « L’indien » . Du côté de ma mère qui était américaine, j’ai en effet de la famille aux États-Unis dont les membres descendent des indiens et en écoutant cette chanson, on ne peut s’empêcher de penser au sort de cette population et on se dit en outre, qu’elle est aujourd’hui cinquante fois plus vraie et plus forte car elle nous renvoie aussi aux vicissitudes de notre époque. C’est en quelque sorte une chanson de la vie réelle (et elle avait été écrite pour un chef indien).
Vous avez accompagné votre père dans les dernières années de sa carrière. Là encore, qu’est ce qui vous a marqué?
Dans les dix dernières années, j’ai été sa régisseuse et j’assumais tous les “top lumières” de ses spectacles. Lorsque nous étions ensemble en représentation, j’écoutais ce qu’il me disait et les instructions qu’il me donnait mais il m’écoutait lui aussi dans mes remarques. Nous avions un véritable dialogue technique de deux professionnels. Mais quand on retournait à la maison, j’écoutais essentiellement ce qu’il disait car il redevenait pour moi, non plus un partenaire de spectacle mais mon père. Parmi les multitudes de choses dont je me souviens, demeure tout ce qu’il nous a enseigné et qui était, à mon sens, important au rang desquelles la politesse et la correction dans les comportements humains.
Pour revenir à ces dernières années de spectacles que nous avons partagées, on parvenait à faire 250 à 300 représentations par an et les ultimes années qui ont précédé sa disparition, ce chiffre s’était amoindri, parce qu’il se sentait fatigué, mais nous faisions encore entre 200 et 250 représentations annuelles.
Tous les soirs je chantais avec lui une ou deux chansons, notamment « La fille au tableau ». Donc quand arrivait ce moment, je troquais en quelques minutes mes vêtements de technicienne pour une tenue de scène et la chanson terminée, je revenais assurer la technique en coulisses. Lorsque je chantais c’était avec Gilbert Bécaud, l’interprète mais en même temps je n’oubliais point que c’était mon père. Lui était très vigilant parce qu’il avait peur que j’oublie les paroles de ma chanson c’est pourquoi ces paroles étaient scotchées un peu partout sur le plateau notamment derrière le piano.
C’est l’une des choses qui n’a pas changé, même quand je chante avec Jules Grison, je mets sur des papiers les paroles des chansons partout y compris sur le sol de la scène (rires).
C’est quelque chose qui est complètement en moi. Pour ne pas oublier, il faudrait que je n’écoute pas les autres et que je me concentre exclusivement sur moi. Sinon ma sensibilité prend le pas sur l’interprète que je suis et je me sens transportée dans un autre monde qui me fait oublier mes textes. Pourtant je me force à dire : « surtout ne l’écoute pas ! »
Prenons une chanson que je chante en duo avec Jules et que pourtant je connais par cœur : « L’indifférence ». C’est l’une de mes chansons préférées, mais lorsque je suis sur scène, la voix, les yeux, les gestes de Jules m’embarquent totalement et c’est ce qui me fait oublier les paroles. Comme Jules le sait, parfois il tourne la tête, pour que je ne me retrouve pas dans ce genre de situation embarrassante (rires).
Qu’est ce qui vous a conduit à entrer, vous aussi, dans la carrière de chanteuse ?
Parce que j’avais très envie de chanter et de m’exprimer. En revanche il faut vous dire que quand je suis ainsi toute seule, je maîtrise complètement les textes parce que je ne suis pas impressionnée par l’environnement d’un partenaire. Je pense, comme je l’ai dit tout à l’heure, que ceci résulte d’une impulsion qui me fait entrer immédiatement dans le jeu des rapports avec les autres car par nature, j’adore rire et jouer. En revanche quand je suis en spectacle seule, je sais que c’est “mon truc à moi”, que je suis Emily avec mon propre tempérament et sans influences des autres.
Dans mon spectacle je chante aussi les chansons de mon père traduites en anglais, car parmi les chansons des artistes français interprétés par les anglo-américains c’est incontestablement celles de mon père qui détiennent les records.
Je pense à des chansons comme « Et Maintenant », « L’amour est mort », « Le jour où la pluie viendra » etc.
Aujourd’hui le spectacle « Et maintenant » rend hommage à votre père avec Jules Grison. Quelle est l’émotion que cela suscite en vous?
J’adore ce spectacle et Jules l’interprète avec une véritable « énergie de dingue », d’autant qu’il est accompagné de musiciens de très haut niveau.
Nous avons déjà fait une tournée au Canada. J’adore ce pays mais chaque fois que j’ai eu l’occasion d’y aller, c’était toujours l’hiver et il faisait très froid alors que j’adore le soleil ! J’espère qu’une fois au moins nous irons pendant une autre saison (rires).
Nous avons surtout une date très importante puisque le 17 septembre prochain nous serons à l’Olympia à Paris. Évidemment tout le monde sait quel lien unissait mon père à cette salle mythique. Il a battu un record qui n’a jamais été égalé depuis lors, puisque dans sa carrière il y a chanté 33 fois, évidement à des périodes diverses de sa carrière. Aujourd’hui lorsque l’on passe à l’Olympia c’est souvent pour un, voire quelques jours seulement. Mon père y a chanté chaque fois pendant au moins deux mois d’affilée.
Le 17 septembre sera une soirée de grande importance et aussi une très grande fête parce que des artistes éminents vont venir se joindre à nous pour chanter et célébrer Gilbert Bécaud. Ce sera à la fois un extraordinaire souvenir et un grand moment d’amour et de partage musical. J’espère être assez forte pour ne pas être submergée par l’émotion et pour pouvoir chanter ce soir-là.
Propos recueillis par Christian Jarniat.
Et maintenant au Théâtre National de Nice (La Cuisine) le samedi 13 mai à 18h
https://www.tnn.fr/fr/spectacles/saison-2022-2023/et-maintenant-hommage-becaud
Teaser du spectacle : https://youtu.be/lKts5RvHfIA