Il fut, voici déjà quelques décennies, une tradition bien établie de jouer de manière couplée deux emblèmes lyriques du vérisme italien Cavalleria Rusticana et I Pagliacci (Paillasse) dans la même soirée. En effet, nombre de points communs rapprochent les deux œuvres. En premier lieu le courant vériste en Italie issu des romans de Giovanni Verga, (lui-même influencé par le naturalisme français, les livres de Flaubert et considéré comme l’héritier d’Emile Zola). Il s’inscrit en réaction aux opéras de Verdi et de Wagner qui mettaient en scène des grandes fresques historiques ou fondées sur des héros mythologiques pour s’attacher au réel du quotidien (réalisme) et à la vérité des sentiments exacerbés (vérisme). Par ailleurs, Cavalleria Rusticana comme I Pagliacci se déroulent dans des villages italiens dont la population est pour une grande part rurale, et qui mettent en scène des gens de condition modeste. Ils sous tendent enfin, des drames fondés sur la jalousie provoquée par l’adultère et qui traitent donc de la sexualité. Dans Cavalleria Rusticana, Turiddu entretient des relations avec Lola, l’épouse d’Alfio et ce dernier tuera son rival dans une rixe au couteau. Dans I Pagliacci, la comédienne d’un théâtre ambulant Nedda trompe son mari, Canio, chef de troupe avec le paysan d’un village, Silvio, qui sera assassiné par l’époux bafoué au cours de la représentation nocturne. On peut, au demeurant, fort bien jouer les deux œuvres dans le même décor.
Mais plus récemment, cette tradition bien ancrée a subi nombre d’exceptions en couplant l’un de ces deux ouvrages avec un autre opéra court, distinct de l’époque ou du style. En l’occurrence, l’Opéra de Monte-Carlo associait le drame et la comédie en choisissant d’accoler Gianni Schicchi de Puccini a l’œuvre de Mascagni. Trait d’union entre ces deux ouvrages : un décor quasiment identique parce que composé de hauts panneaux constituant un ensemble clos avec au centre une fenêtre. Ce sera celle d’une part, de la maison de Lola, donnant accès à la place du village sicilien (donc vue de l’extérieur) et d’autre part à l’inverse, dans l’œuvre de Puccini, elle se situera à l’intérieur de l’appartement du défunt Buoso Donati, la porte de l’église sicilienne étant remplacée par le lit mortuaire.
Cavalleria Rusticana
La mise en scène de Grischa Asagaroff nous invite pour le premier ouvrage à la solennité de la fête de Pâques avec son traditionnel défilé de pénitents portant la croix du Christ ainsi que l’estrade sur laquelle chemine, dans les rues de la cité, la statue de la Vierge. La foule est omniprésente, non seulement au lever du jour avec les marchands ambulants mais également les villageois se pressant aux cérémonies rituelles ainsi qu’au partage des libations avant le drame sanglant sur lequel se conclut l’ouvrage.
En assistant à la dernière représentation, nous avons eu le privilège de pouvoir écouter et voir cette œuvre dans des conditions que nous estimons (mais sans aucun doute de manière très subjective) idéales : celles du dernier rang au centre de la corbeille de l’Opéra de Monte-Carlo. C’est ici, que comme pour Le Fantôme de l’Opéra, nous avons eu à cet emplacement le sentiment de pouvoir apprécier au mieux l’équilibre entre la fosse et le plateau.
Cavalleria Rusticana exige de grandes et robustes voix. On se souvient d’y avoir entendu, pour notre part, dans la plénitude de leur carrière des Corelli et des Domingo (sans compter Del Monaco au disque). Yusif Eyvazov (qui interpréta sur cette même scène Des Grieux dans Manon Lescaut de Puccini avec pour partenaire son épouse Anna Netrebko) se trouve ici, dans un emploi qui lui convient parfaitement. En effet, le rôle de Turiddu doit se chanter avec éclat et puissance sans rechercher spécifiquement des raffinements que justifieraient d’autres partitions. Certes, d’aucuns prétendront qu’il existe sans doute, des timbres plus séduisants que celui du ténor Azerbaïdjanais. La sérénade sicilienne qu’il chante tout au début à l’intention de Lola pourrait sans doute jouir d’une ligne de chant d’une plus parfaite homogénéité. Mais au-delà quelle ampleur ! Quel engagement ! Quelle solidité ! Quelle facilité dans tous les registres et notamment quelle puissance dans l’aigu ! Que ceux qui boudent leur plaisir, viennent indiquer s’ils peuvent aujourd’hui proposer un large éventail de ténors dotés de pareille vaillance.
Par ailleurs, quelques spectateurs semblaient arguer que Maria José Siri (déjà entendue à l’Opéra de Monte-Carlo (2015) en Nedda de I Pagliacci (avec Marcelo Alvarez et Leo Nucci), et en Santuzza aux Arènes de Vérone aux côtés de Roberto Alagna) ne possédait pas la couleur exacte du rôle devant – selon eux – être dévolu à une voix de mezzo-soprano . Or, la créatrice de Santuzza, Gemma Bellincioni, chantait Violetta dans La Traviata, Desdemona dans Otello ou encore Salomé de Richard Strauss, qui sont des rôles spécifiques de soprano ! Et la Santuzza préférée de Mascagni, Lina Bruna Rasa ne brillait-elle point dans Mathilde de Guillaume Tell, Madeleine de Coigny d’Andrea Chénier ou encore dans le rôle titre de Tosca ? Au demeurant, le choix de la tessiture de soprano parait d’autant plus logique, que le compositeur avait pour cet ouvrage confié le timbre de mezzo-soprano à Lola. Et d’ailleurs Santuzza exige, certes, quelques notes graves, mais si on écoute très attentivement le rôle, on s’aperçoit que la plupart du temps la tessiture est située dans les extrêmes du haut-médium et dans les aigus qu’il convient d’émettre de manière large et épanouie. A cet égard, Marie José Siri remplit toute les conditions qui en font une excellente Santuzza, rôle qu’elle a chanté sur nombre de scènes.
Si on doit émettre une réserve, c’est certainement sur l’interprète d’Alfio, en l’occurrence Peter Kálmán, dont la puissance certaine de la voix ne masque ni les défauts d’intonations, ni l’incertitude dans le haut registre. Excellente Lola d’Annunziata Vestri que nous avons maintes fois entendu à Marseille, à Nice et à Monte-Carlo. Elena Zilio – dont la carrière n’est plus à narrer – dessine une attachante et émouvante Mama Lucia.
L’orchestre de cette production de Cavalleria Rusticana conduit avec une indéniable force et conviction par Speranza Scappucci, aurait-il paru sonner trop fort lors de représentations autres que celle à laquelle nous avons assisté ? Ce n’est pas l’impression que nous avons eu à la place que nous occupions. Les deux protagonistes ayant des voix d’une certaine ampleur, il paraissait cohérent (en outre, eu égard à l’importance du chœur – comme toujours de très grande qualité -) que l’équilibre sonore soit en adéquation, ce qui était le cas le soir où nous assistions à cette représentation.
Toujours est-il qu’après le baisser du rideau, le public a réservé un très grand succès aux artisans de ce premier volet, les rappelant très longuement et adressant aux deux protagonistes de longs applaudissements.
Gianni Schicchi
Comme nous l’indiquions au tout début de notre article, Gianni Schicchi constituait le deuxième volet de ce dyptique. Près de 30 années séparent la création du premier (1890) et du second (1918). On passe de l’œuvre d’un remarquable compositeur chantre du vérisme au génie de celui qui marque à jamais de son empreinte l’histoire de l’art lyrique : Giacomo Puccini. Et ceux qui ne connaissent que superficiellement son œuvre, peuvent être étonnés des « dissemblances » entre d’une part, La Bohème ou Tosca, qui sont des tragédies et d’autre part, Gianni Schicchi qui est une pure comédie où une famille, déplorant les dispositions testamentaires particulièrement défavorables de l’un de leur parent, engage un prolétaire rusé en la personne de Gianni Schicchi qui leur fournit le moyen d’établir un faux testament notarié qui loin de leur donner satisfaction, va au contraire les dépouiller de la plupart de leurs biens en faveur de ce roublard.
Il s’agit ici, d’une œuvre « chorale » car les protagonistes y sont particulièrement nombreux mais qui laisse néanmoins une large place au personnage principal de Gianni Schicchi (inspiré par Dante). La principale attraction attendue dans cette œuvre était en quelque sorte la « star » de cette soirée en l’occurrence Nicola Alaimo, qui peut être à ce jour considéré comme l’un des artistes les plus éminents de l’univers lyrique, et que l’on a eu la chance d’applaudir à plusieurs reprises sur cette même scène et notamment dans Le Turc en Italie ou encore dans Figaro d’un plus récent Barbier de Séville aux côtés de Cécilia Bartoli. Son large répertoire lui permet d’aborder non seulement les emplois dramatiques des ouvrages de Verdi mais également les rôles dits de « barytons d’opéra-buffa » de Rossini ou de Donizetti.
Bien entendu, avec sa truculence coutumière, son abattage, sa veine comique, son sens inouï de l’interprétation, il ne fait qu’une bouchée du rôle de cet imposteur qui se joue de toute cette famille cupide, ce qui lui vaut à la fin de l’ouvrage un triomphe personnel amplement mérité.
Il faut aussi applaudir la vivacité et l’entrain de la mise en scène de Grischa Asagaroff qui sait donc passer avec bonheur d’un genre à l’autre, donnant à cet ouvrage l’allure d’une trépidante comédie en perpétuel mouvement à la manière d’un « musical ». Il convient d’ englober dans un même éloge toute la troupe de chanteurs, dont on saluera le travail accompli dans ce réjouissant volet . Gianni Schicchi est une véritable « dentelle musicale » qui exige une extrême vélocité rythmique (et l’on admire ici toute la modernité de la partition de Puccini qui annonce incontestablement des musiciens comme Ravel – comment ne pas penser par exemple à L’Heure espagnole – ?).
Bien que ni l’orchestre, ni sa cheffe ne soient véritablement en cause – car la brillance est bien présente dans l’ouvrage – mais ici, plus que dans Cavalleria Rusticana, il eut été peut-être nécessaire de modérer parfois l’ampleur du volume, ce qui aurait pu permettre d’accentuer encore les contrastes nécessaires si importants dans la musique de Puccini, et également de permettre à Egardo Rocha et Nina Minasyan de se faire entendre avec plus de facilité dans les passages radieux et tendres des rôles respectifs de Rinuccio et de Lauretta.
Là encore le public a réservé un accueil particulièrement chaleureux à cet ouvrage, il est vrai dominé par la stature de Nicola Alaimo.
Christian Jarniat
29 Février 2024
Direction musicale : Speranza Scappucci
Mise en scène : Grischa Asagaroff
Décors et costumes : Luigi Perego
Lumières : Gigi Saccomandi
Chef de chœur : Stefano Visconti
Distribution :
Cavalleria Rusticana
Santuzza : Maria José Siri
Lola : Annunziata Vestri
Turiddu : YusifEyvazov
Alfio : Peter Kalman
Lucia : Elena Zilio
Rôle parlé : Federica Spatola
Gianni Schicchi
Gianni Schicchi : Nicola Alaimo
Lauretta : Nina Minasyan
Zita : Elena Zilio
Rinuccio : Edgardo Rocha
Gherardo : Enrico Casari
Betto di Signa : Giovanni Romeo
Simone : Giovanni Furlanetto
Marco : Eugenio di Lieto
La Ciesca : Rosa Bove
Maestro Spinelloccio : Matteo Peirone
Ser Amantio di Nicolao : Fabrice Alibert
Nella : Caterina di Tonno
Gherardino : Egon Rostagni
Guccio : Przemyslaw Baranek
Pinellino: Luca Vianello
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo
Académie de musique Rainier III