Créée en novembre dernier au Capitole de Toulouse, la réalisation d’Olivier Py fait à présent étape au Théâtre des Champs-Élysées, coproducteur du spectacle. Ceci avec la même distribution artistique, à l’exception de l’orchestre et la maîtrise, et à nouveau donc sans Matthias Goerne qui renonce à sa prise de rôle précédemment prévue en Boris, remplacé comme à Toulouse par Alexander Roslavets.
La scénographie de Pierre-André Weitz, habituel collaborateur d’Olivier Py, change suivant les tableaux successifs, au moyen de grands caissons hauts de trois niveaux. Dans cette version originale de 1869, resserrée en sept scènes données ce soir en deux heures sans entracte, ces dispositifs sur roulettes, poussés rapidement à vue sur le plateau, forment un très grand avantage pour faire avancer l’action, sans temps morts. Le metteur en scène replace l’intrigue de l’opéra dans l’histoire, souvent tragique et sanglante, de la Russie, depuis l’époque des tsars, en passant par la période révolutionnaire et communiste, jusqu’aux temps actuels. Le grand Z qui apparaît en fond de plateau fait ainsi directement référence à la lettre majuscule inscrite sur les chars russes ayant envahi l’Ukraine il y a tout juste deux ans, puis plus tard dans la représentation, ce sont Staline et Poutine qui se saluent face à face sur une toile peinte descendue des cintres.
La menace et la violence règnent, depuis les boyards en militaires et mitraillette au poing, qui tiennent en joue le peuple sous un néon blafard qui clignote, en passant par la présence permanente à cour de la tombe du jeune Dimitri assassiné, jusqu’aux hallucinations de Boris voyant plusieurs fois réapparaître l’enfant sous des lumières stroboscopiques. Suivant les faces présentées des dispositifs scéniques, le décor varie entre façades grises de la Douma, escalier noir à l’intérieur d’un caisson pour figurer la cellule du moine Pimène, trois rangées d’arcades dorées pour la scène du couronnement, ou encore les volées d’escaliers vues par l’arrière pour la séquence de l’auberge. L’entrevue entre Boris et Chouïski au deuxième acte fait aussi impression, autour de parois et table de marbre, ainsi qu’un imposant lustre dans lequel monte Boris pour une courte ascension.
La distribution vocale est surtout de bonne et homogène qualité, sans véritablement de titulaire qui relèverait du domaine de l’extraordinaire. Ceci est d’abord vrai pour le rôle-titre solidement défendu par Alexander Roslavets, mais qui ne dispose pas de l’ampleur et la profondeur de timbre qu’on associe en général au rôle de Boris Godounov. L’acteur joue en tout cas sans s’économiser et fait passer l’émotion dans la partie finale de l’opéra. Après plus de 40 ans de carrière, la basse Roberto Scandiuzzi fait bonne figure en Pimène, utilisant son creux profond dans le grave et gardant le vibrato sous contrôle. Les autres voix graves sont de bonne tenue, comme celle de la basse Yuri Kissin en Varlaam pris de boisson, ou mieux encore, celle du baryton fermement et élégamment projeté Mikhail Timoshenko en Chtchelkalov.
Airam Hernández compose un Grigori à la voix très saine et claire, se resserrant très légèrement sur ses notes les plus hautes, tandis que l’autre ténor Marius Brenciu en Chouïski semble chanter sans effort apparent, la voix portant assez naturellement dans l’acoustique favorable de la salle. Autre ténor, la voix de L’innocent Kristofer Lundin s’écarte des instruments évanescents régulièrement entendus dans le rôle, soit un timbre ici davantage concentré et qui porte tout autant lorsqu’il répète ses aigus comme une plainte.
La partie féminine est nettement moins sollicitée dans cette version, entre l’Aubergiste justement caricaturale de Sarah Laulan, la Nourrice plutôt épisodique de Svetlana Lifar et les enfants de Boris où l’on préfère la séduisante voix ronde de la mezzo Victoire Bunel en Fiodor à la Xenia de Lila Dufy.
Sans pouvoir comparer avec l’orchestre du Capitole de Toulouse au mois de novembre, on apprécie en tout cas sans retenue l’Orchestre National de France placé ce soir sous la baguette du même Andris Poga. Le chef donne un grand souffle à la musique, soigne les moments d’intimité en osant quelques infimes pianissimi, comme ces cordes qui nimbent de mystère l’apparition de Pimène dans sa cellule. Mais Andris Poga sait aussi donner du brillant aux grandes scènes de foule, tout en maintenant le flot de décibels sous contrôle pour ne pas mettre en difficulté le plateau. Le Chœur du Capitole de Toulouse fait preuve d’une forte présence vocale, même séparés en deux groupes de part et d’autre de la scène ou encore répartis sur les trois niveaux d’arcades, le pupitre des sopranos nous semblant tout de même saturer légèrement dans l’aigu par instants. Aucun reproche à adresser en revanche aux enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, impeccables comme le plus souvent dans leurs courtes interventions.
Irma FOLETTI
Paris, Théâtre des Champs-Élysées le 1er mars 2024
Direction musicale : Andris Poga
Mise en scène : Olivier Py
Scénographie et costumes : Pierre-André Weitz
Lumières : Bertrand Killy
Distribution :
Boris Godounov : Alexander Roslavets
Fiodor : Victoire Bunel
Xenia : Lila Dufy
La nourrice : Svetlana Lifar
Le Prince Chouïski : Marius Brenciu
Andreï Chtchelkalov : Mikhail Timoshenko
Pimène : Roberto Scandiuzzi
Grigori Otrepiev : Airam Hernández
Varlaam : Yuri Kissin
Missaïl : Fabien Hyon
L’aubergiste : Sarah Laulan
L’innocent : Kristofer Lundin
Mitioukha : Barnaby Rea
Nikititch : Sulkhan Jaiani
Orchestre National de France
Chœur de l’Opéra National du Capitole, direction Gabriel Bourgoin
Maîtrise des Hauts-de-Seine, direction Gaël Darchen