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« L’Atelier Lyrique Angevin » vient de donner pour les fêtes au Grand-Théâtre d’Angers Les Travaux d’Hercule, le premier grand opéra-bouffe de Claude Terrasse (1867-1923). On célèbre cette année le centième anniversaire de la disparition du compositeur. La compagnie avait déjà créé un autre ouvrage de Terrasse, Le Sire de Vergy, en 2015.
Les dernières représentations des Travaux d’Hercule remontent à 1999 au théâtre Graslin à Nantes. Concernant Terrasse le travail accompli par la radio a été décisif. La parution du CD chez Musidisc en 1991 des Travaux d’Hercule a fait connaître l’ouvrage à bon nombre d’amateurs. La télévision a capté une fois (« Airs de France » d’Henri Spade) et la radio enregistré deux fois l’ouvrage de Terrasse.
Survol de l’ouvrage
Claude Terrasse s’inscrit à la fin du XIXe siècle et à la période de la Belle Époque dans le sillage de l’opéra-bouffe. On en a souvent fait un continuateur d’Offenbach et de Hervé, même si les personnalités et le contexte culturel diffèrent. Terrasse est passé par l’école Niedermeyer et sa proximité avec l’avant-garde littéraire et artistique de son temps le signale comme un compositeur à part. Ses librettistes auront pour noms Courteline, Tristan Bernard, Alfred Jarry ou Franc-Nohain (son beau-frère est le peinte Pierre Bonnard). Qu’on en juge au livret signé Gaston-Arman de Caillavet et Robert de Flers.
Hercule, le fils d’Alcmène et de Jupiter, n’est populaire que parce qu’il doit d’après l’oracle incessamment accomplir ses célèbres travaux. Son tempérament attentiste jette un doute sur son passage à l’action. Il préfère éconduire à l’occasion des fêtes en son honneur Augias, « l’homme aux écuries », un invité étranger qui lui déplaît. Ce dernier provoque et gifle Hercule et s’éprend d’Omphale, la femme du souverain laissée insatisfaite par son mari. Alors qu’il enlève Omphale il est amené presque malgré lui à réaliser l’exploit d’immoler les bêtes féroces répandues au-delà des remparts de Tyr. Ce premier acte d’héroïsme est attribué, comme tous ceux qui suivront, à Hercule qui n’a en réalité rien fait. Au dernier acte chez le roi Lycius l’idole du peuple volera une dernière fois sa célébrité à trente bergers qui honoreront les vierges qui lui étaient promises, tandis qu’Omphale se lassera d’Augias contrevenant à son désir de tranquillité bourgeoise.
La structure n’est pas loin de reprendre Meilhac et Halévy dans leur scénario de La Belle Hélène. La dimension bouffonne et caractérielle, les atermoiements chroniques d’Hercule laissent prospérer l’histoire sentimentale, à peine dérangée par le sigisbée Orphée (comme celle de Pâris et Hélène). Les ressemblances entre cette dernière et Omphale existent, dans un monde mythologique, où dans une pièce « les dieux s’en vont » et dans l’autre « sont trop nombreux ». Contrairement à celui de La Belle Hélène le dénouement est de ceux qu’on retrouvera souvent dans les pièces de boulevard de la Belle Époque, le reflux vers les valeurs bourgeoises et conformistes s’imposant.
Conscients d’avoir ébauché la figure de l’autocrate velléitaire et du démagogue sans filtre (à l’instar d’Ubu fréquenté par Terrasse), les auteurs ont parsemé leur pièce de phrases sous forme d’aphorismes où notre époque peut se lire en filigrane (même si la mythologie tient à distance l’actualité) : « le peuple ne peut aimer qu’un homme qui lui promet des choses », « Tyr aux Tyriens »… sans oublier cette réflexion sur les minorités porteuses des idées à l’encontre des foules gagnées par la massification intellectuelle ; citons encore la démesure d’Hercule disant de lui même : « Cesse de parler de moi car seul moi en peut bien parler ».
La production
Les Travaux d’Hercule sont la première collaboration du compositeur avec Gaston-Arman de Caillavet (1869-1915) et Robert de Flers (1872-1927). La première en 1901 au théâtre des Bouffes-Parisiens ne donne pas satisfaction à Terrasse qui a dû terminer son ouvrage dans la précipitation, les réglages financiers entre les auteurs et avec le théâtre ayant pris du temps. Des ajustements ont lieu, mais c’est la version donnée en 1913 au théâtre Fémina qui paraît la plus convaincante.
Guillaume Nozach et Nicolas Bercet ont adapté la version de 1901 en la resserrant, en empruntant à celle de 1913 (notamment les « couplets du rire » d’Omphale) pour parvenir à l’ouvrage idéal, Nicolas Bercet s’étant chargé des orchestrations défectives et musiques additionnelles.
La mise en scène et les voix
La pertinente mise en scène de Guillaume Nozac, tout en respectant le cadre mythologique dans les décors et costumes, sait aller vers le public d’aujourd’hui. Profitant de l’ouverture de l’ouvrage sur la fête préparée en l’honneur d’Hercule, le metteur en scène prend prétexte de cette scène de théâtre sur le théâtre pour mettre en abyme le spectacle. C’est une captation au cinéma des Travaux d’Hercule dans les années 1960 qui est imaginée. Le dispositif ne remet pas en question la temporalité de la pièce. Le décalage permet de justifier une réjouissante fantaisie. L’opéra-bouffe se déroule dans un climat fantasque où le carton-pâte (dans les vidéos péplum genre Maciste), la bimbeloterie (lors du départ d’Hercule au final de l’acte II), les trucages guignolesques dénonçant les exploits d’Augias dans le duo de l’acte III trouvent tout leur intérêt. Les scènes de comédie s’enchaînent de façon très lisible. Le retour des personnages bien typés est attendu par le public. Véritable deus ex machina le chœur est mis en avant. La scénarisation de plusieurs numéros ajoute à l’humour et à la dérision des situations. Ainsi pour l’air d’Omphale « Hélas on se leurre » une séance de psychanalyse avec Palémon est des plus illustratives ; pour la scène de ménage opportunément maintenue (« Tenez, je n’en demande guère ») les enjeux scéniques sont signifiants ; dans le trio « D’un sang divin ma veine est pleine » Palémon source avec ironie quasi-physiquement ses origines semi-divines. Les éléments de bouffonnerie sur lesquels la mise en scène ne s’économise pas sont finement mis eu service des caractères dégagés et aussi des voix particulièrement bien adaptées à la typologie des rôles.
Julie Prayez, distribuée dans plusieurs répertoires, offre dans Omphale le profil idéal réalisant vocalement la jonction d’harmoniques raffinées et de la pureté du timbre ; la valse du 1er acte est enjôleuse, les « couplets du rire » brillants ; dans les deux grands duos l’envolée lyrique s’ajoute au jeu qui rend le personnage psychologiquement intéressant. On ne pouvait faire meilleur choix que celui de Corinne Pasquier pour imposer l’amazone Erichtona qui « crève l’écran » ; la voix est percutante, la comédie haute en couleur. On écouterait plus longtemps Marion L’Héritier (Chrysis) très applaudie dans ses couplets de l’acte III.
Hercule, c’est Nicolas Bercet qui a tous les attributs scéniques et vocaux d’un grand premier rôle bouffe : la voix éloquente où fusionnent legato et puissance, mais aussi l’excentricité comique ; les mimiques dès l’entrée en scène donnent une étrangeté et un charisme au personnage en qui sont visées les dérives quasi-surréalistes du pouvoir. Le Palémon jeune pour l’occasion d’Étienne Girardin se signale non seulement par une interprétation scénique inventive mais aussi une voix de ténor au timbre clair et plein, qui laisse loin derrière lui les trials auxquels on a souvent confié le rôle.
En Augias Charles Mesrine a la carrure opératique voulue et les accents lyriques que sous-tendent la fougue et l’engagement du personnage. Alexandre Nervet-Palma chante Orphée avec l’exacte voix demandée par le rôle ; la couleur, la ductilité, la plénitude des moyens séduisent à l’égal de l’art de quelques uns de ses devanciers (Raymond Amade, Bernard Alvi…) ; le jeu n’est pas moins joliment extraverti et élégant. La distribution est complétée par trois excellents interprètes : le Lycius à l’étonnante présence de Philippe Brocard, le Hannon bien incarné de Hervé Roibin et l’Amphitéus de François de Montferrand également très bien.
Le chœur de « L’Atelier Lyrique Angevin » composé d’une quarantaine d’éléments a été préparé par le très grand professionnel qu’est Christian Foulonneau ; on ne s’étonnera pas de son investissement, de ses qualités de projection, de sa couleur. L’orchestre (26 musiciens) dirigé par l’excellent Rémi Corbier joint le rythme syncopé de l’opéra-bouffe au soin apporté aux détails harmoniques et instrumentaux propres à la partition de Terrasse.
Les trois représentations ont fait salle comble et ont capté un public de tous les âges qui n’a pas ménagé ses applaudissements rythmés et chaleureux.
Didier Roumilhac
30 décembre 2023