C’est bien un Grand Opéra à la française, débarrassé de l’esthétique italienne habituellement conférée à l’ouvrage, que propose le Grand Théâtre de Genève pour l’ouverture de cette saison lyrique placée sous la thématique des « jeux de pouvoirs ». Cette nouvelle production audacieuse s’inscrit dans la continuité de l’exploration du Grand Opéra français souhaitée par Marc Minkowski, après Les Huguenots en 2020 et La Juive en 2022.
Voir un Don Carlos en français est toujours une expérience exaltante. La prestigieuse maison d’opéra a choisi la version originale en cinq actes, composée à l’origine pour l’exposition universelle de 1865. C’est donc la partition quasiment complète de l’opéra de Verdi qui est présentée avec l’acte de Fontainebleau relatant le coup de foudre d’Elisabeth et Don Carlos, leur duo final à l’acte 5, le ballet mais aussi la scène au cours de laquelle Eboli découvre le secret de la reine et de son beau-fils. Ce passage où Elisabeth renonce à se rendre au bal et confie à Eboli la responsabilité d’y aller en se faisant passer pour elle, ainsi que le trio qui suit est d’un point de vue dramatique particulièrement réussi. On comprend comment Don Carlos, ayant pu se méprendre sur l’identité de la femme qui lui a fait face, va permettre de révéler le secret jalousement gardé et de déclencher chez l’intrigante et manipulatrice Eboli, un plan machiavélique pour la précipiter dans les bras du roi au premier plan de la cour.
L’américaine, Lydia Steier signe la mise en scène de l’opéra le plus « politique » de Verdi. Elle en propose une vision centrée autour des enjeux du pouvoir, vue à travers le prisme des actions des différents personnages. Entre ascension et déchéance, la mise en scène met en exergue les destins individuels des protagonistes façonnés par les intrigues pour obtenir l’influence et la puissance. Les imbrications entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel sont traitées en transposant l’œuvre originale du XVIe siècle, dans un système que l’on pourrait apparenter à l’URSS stalinienne. Des projections en arrière-plan ou lors de passages clés instrumentaux rappellent le culte de la personnalité caractéristique de tout système totalitaire. Les exécutions sommaires traduisent la violence induite pour le maintien de l’ordre. La pendaison et la scène de l’autodafé sont traitées comme significatifs d'une sanglante répression donnée à voir à des masses uniformes, au comportement robotique. Au culte du chef autoritaire suggéré par la metteure en scène, Lydia Steier associe l’idée de continuité dynastique. Elle questionne les rapports entre le père et son fils et leur lutte d’influence pour infléchir le destin du pays, tout comme celui de la femme qu’ils aiment tous deux.
Elisabeth de Valois est dans cette production enceinte. Elle accouche lors de la scène de révolte. Ce nouveau-né, avec lequel elle adoptera une attitude à la limite de la maltraitance, sera récupéré par son père pour en faire un objet de domination lui permettant d’assurer sa succession. Enfin, tout au long des 4 heures de l’ouvrage, un jeu d’observation et d’écoute se met en place entre les différents protagonistes. Les uns épient les autres, avec pour seul but la manipulation et l’accession au pouvoir. Le spectateur est donc constamment sous pression.
Cet opéra somptueux, traversé par toute la palette des passions humaines, comme l’amour, la jalousie, le remords, le désir et la révolte, nécessite des solistes complets, tout aussi performants vocalement que dans leur jeu d’acteurs. Eve-Maud Hubeaux et Stéphane Degout, déjà présents dans la distribution de l’opéra de Lyon en 2018 se retrouvent dans ce haut lieu de l’art lyrique. Dignes représentants de la langue française, ils sont incontestablement avec Marc Minkowski les artistes les plus acclamés de la soirée.
Eve-Maud Hubeaux, (Eboli), se comporte comme une créature incandescente. Elle est connue pour cette extrême beauté, souvent fatale pour ceux qui l’ont approchée, dont elle joue pour trouver sa place dans une cour qu’elle tyrannise (notamment les jeunes filles) où elle semble parfois un peu perdue. Elle laisse transparaître dans son interprétation toutes les failles de la femme éperdument amoureuse de Don Carlos. Sa voix chaude et suave, bien que peu ample, sert parfaitement le personnage. L’artiste brûle les planches lors de son air final chanté avec une intensité très rarement entendue à ce jour. Elle se mutile littéralement sous les yeux des spectateurs. La cantatrice franco-suisse reçoit une belle ovation du public visiblement conquis.
Le marquis de Posa de Stéphane Degout, revêt tous les aspects du héros noble et intègre. Il rentre des Flandres à un moment clé de l’histoire avec une vision nouvelle sur les évènements intervenus dans cette province, intercédant auprès du roi pour l'appeler à une prise de conscience avant qu’éclate là-bas la révolution. Son personnage droit et loyal émeut au plus haut point dans le magnifique duo d’amitié avec Don Carlos, mais aussi lors de la scène de la prison, alors qu’il meurt pour lui. Stéphane Degout, fervent défenseur du répertoire français par son chant mélodieux rempli de conviction, rend au livret et au texte sa place essentielle. Il emmène ainsi le personnage dans une esthétique toute autre qui lui est propre que le public a apprécié à juste titre.
Rachel Willis-Sorensen, particulièrement convaincante dans « l’acte de Fontainebleau » dresse le portrait d’une héroïne romantique, idéaliste, laminée par le pouvoir des hommes autour d’elle. L’américaine utilise son timbre chaud, doux et riche de nombreuses nuances pour émouvoir. Son interprétation au dernier acte de l’air « toi qui sus le néant… » au couvent de Saint-Just bouleverse au plus haut point par les nuances développées et la conviction mises dans chaque phrase.
Charles Castronovo à travers Don Carlos manifeste les idées politiques de Verdi. L’expression de ses idéaux libertaires, son positionnement anticlérical et l’affrontement intérieur entre ses passions amoureuses et sa raison en font un protagoniste à part entière qui attire la compassion. La signature vocale solaire superbe du ténor est mise à profit dans ce rôle particulièrement exigeant. Les aigus sûrs et sonores conservent la délicatesse qui le caractérise.
Philippe II personnifie ici le pouvoir absolu. Il incarne un chef charismatique et dictatorial. Dmitry Ulyanov est particulièrement à l’aise dans les scènes où il évolue au milieu des chœurs, bien préparés par Alan Woodbridge, mais parfois où de légers décalages se font entendre car contraints de chanter de dos par la mise en scène. L’artiste a la lourde tâche d’interpréter un des airs les plus célèbres de la musique lyrique. Il délivre son monologue avec beaucoup de sensibilité, de retenue et de pudeur. La voix s'avère large, toujours bien projetée et formidablement accompagnée par le solo de violoncelle.
La basse profonde Liang Li écrase tout sur son passage. Symbole de l’oppression religieuse, le grand inquisiteur explore son bas registre doté de graves superbes à faire frémir d’effroi notamment dans le duo avec Philippe II dans lequel les deux basses s’affrontent pour décider du destin d’un homme.
Fervent défenseur du répertoire français, le chef Marc Minkowski imprime sa marque dès les premières secondes et donne à entendre une intensité et des contrastes superbes dans l’orchestre. Il souligne les passages dramatiques en accentuant la tension dans les différents pupitres et offre d’admirables moments de poésie et de raffinement, tout en délicatesse, en tirant le meilleur parti de sa phalange.
C’est donc un fastueux spectacle dans l’esthétique très française du Grand Opéra que la scène genevoise offre à son public jusqu’au jeudi 28 septembre. On y retrouve tous les codes de celui-ci, tant par la structure de l’œuvre elle-même, que dans les décors monumentaux, le ballet, mais aussi par l’utilisation des chœurs ou encore avec les imbrications entre l’histoire d’amour contrariée et les influences pour le pouvoir.
Aurelie MAZENQ
17 septembre 2023
DISTRIBUTION
Direction musicale Marc Minkowski
Mise en scène Lydia Steier
Scénographie et vidéos Momme Hinrichs
Costumes Ursula Kudrna
Lumières Felice Ross
Dramaturgie Mark Schachtsiek
Direction des choeurs Alan Woodbridge
Don Carlos Charles Castronovo (15, 17, 21, 24 et 26 septembre 2023), Leonardo Capalbo
(28 septembre 2023)
Philippe II Dmitry Ulyanov
Élisabeth de Valois Rachel Willis-Sorensen
Rodrigue Stéphane Degout
La Princesse Éboli Ève-Maud Hubeaux
Le Grand Inquisiteur Liang Li
Thibault Ena Pongrac
Un moine William Meinert
Le Comte de Lerme Julien Henric
Une voix céleste Giulia Bolcato
Les députés de Flandre Raphaël Hardmeyer, Avram Benjamin Monfolean, Joé Bertili,
Edwin Kaye, Marc Mazuir, Timothée Varon
Choeur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande