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La Juive, grand opéra français d’Halévy : formidable ouverture de saison au Teatro Regio de Turin !

La Juive, grand opéra français d’Halévy : formidable ouverture de saison au Teatro Regio de Turin !

jeudi 28 septembre 2023
©Andrea Macchia

Actuellement dans sa 70ème année, le ténor américain Gregory Kunde enchaîne les prises de rôles : après Florestan dans Fidelio à l’Opéra de Nice la saison dernière, le voici au Teatro Regio de Turin pour son premier Eléazar dans La Juive. Plusieurs ténors ont durablement marqué le rôle ces dernières années, comme Neil Shicoff (le plus halluciné des Eléazar dans ce qui était, à coup sûr, le rôle de sa vie), John Osborn (encore la saison dernière à Genève et à Francfort en juin prochain), ou encore Roberto Alagna (une diction de rêve, mais des débuts contrariés à Munich en 2016 dans une version malheureusement trop tronquée). Et la prestation turinoise de Kunde peut entrer directement dans cette anthologie des Eléazar : français prodigieux, instrument stable avec un vibrato qui convient idéalement à ce rôle de père, aigus volumineux, enflés, tenus longuement sur le souffle… et une vaillance à toute épreuve ! On ne compte plus les moments de grâce, comme sa prière en début de deuxième acte « Dieu de nos pères », enchaînée avec la cavatine « Dieu que ma voix tremblante », mais le sommet de la soirée est bien sûr son grand air du IV « Rachel, quand du Seigneur », merveilleusement introduit par le duo de cors anglais. Certaines notes sont projetées avec insolence (« ô mon père ») et la dernière reprise est très légèrement sanglotante, formant un passage absolument poignant. Son air est salué par une spectaculaire ovation, la salle paraissant même se réveiller d’une certaine torpeur après plus de trois heures de musique.

Les autres protagonistes semblent galvanisés par la présence du phénomène Gregory Kunde et donnent le meilleur d’eux-mêmes. Ceci est valable pour le rôle-titre de Rachel, chanté par la soprano italienne Mariangela Sicilia, qui s’exprime avec une qualité de prononciation correcte ainsi qu'une interprétation et un engagement intenses. La chanteuse varie les nuances, entre notes forte et d’autres en allégeant les décibels, comme au cours de sa romance du II « Il va venir ! ». Elle parvient à toucher régulièrement les cœurs en interprétant ce rôle de femme d’abord torturée par l’infidélité de l’aimé, puis sacrifiée sur l’autel de la vengeance d’Eléazar. En Eudoxie, l’autre soprano Martina Russomanno est une belle découverte, de profil davantage lyrique et souple que sa consœur. Le timbre est splendide, d’une immédiate séduction à l’oreille et allié à une très fine musicalité. Ses passages vocalisés se situent sur une ligne agréablement aérienne et toutes ses interventions sonnent juste, comme à l’entame du III « Tandis qu’il sommeille ». Ioan Hotea contraste en Léopold, ténor assez léger et de style di grazia, même si la plupart des sons sont émis dans le masque. Ses excursions vers le registre aigu et suraigu semblent assez faciles, régulièrement teintées d’une touche larmoyante. La basse Riccardo Zanellato tient plutôt solidement son rôle de Brogni, mais l’instrument manque d’un peu d’ampleur et de grave profond pour impressionner véritablement, s’exprimant par ailleurs dans une qualité de diction qui peut encore progresser. Dans les rôles plus secondaires, les voix graves de Gordon Bintner (Ruggiero), Daniele Terenzi (Albert) et Rocco Lia (Un héraut) complètent avec talent, en appréciant la très belle prononciation du premier, la nationalité canadienne du baryton-basse expliquant sans doute cela.

Nous avions déjà entendu Daniel Oren diriger La Juive, c’était à l’Opéra Bastille en 2007 (Neil Shicoff, Anna Caterina Antonacci et Annick Massis dans les trois rôles principaux). Et par rapport à notre souvenir des représentations parisiennes, les tempi adoptés à Turin par le chef d'orchestre israélien semblent plus lents, plusieurs passages spécifiques étant comme dirigés avec une certaine retenue. La gestique du chef, que l’on sait très démonstrative au cours de certaines soirées, paraît s’être également comme assagie, au profit d’une plus grande profondeur du discours. On entend ainsi d’emblée les jolis bois qui prennent leur temps pour s’exprimer pendant les premières mesures, mais les grandes scènes de foule et les paroxysmes de la partition sonneront aussi à plein plus tard. L’orchestre et les chœurs du Teatro Regio de Turin se présentent en belle forme, on décèle simplement quelques petits décalages entre choristes et fosse au cours de la soirée.

Après Eduardo e Cristina à Pesaro et Aida à Vérone au mois d’août, c’est le troisième spectacle de Stefano Poda auquel nous assistons en moins de deux mois, celui-ci se chargeant comme d’ordinaire de l’ensemble des tâches relevant de la réalisation visuelle, y compris les chorégraphies conçues pour la petite vingtaine de danseurs et danseuses. Ces habituels compagnons de route du metteur en scène et plasticien interviennent à peu près continûment pendant la représentation, avec sans doute des sensations de déjà vu pour le spectateur qui a assisté à quelques-unes de ses précédentes réalisations visuelles. Ceci est particulièrement vrai lorsque ces danseurs collent au plus près Gregury Kunde, un peu comme des sangsues qui grimacent : on croit alors revoir le Radamès en scène à Vérone, qui était d’ailleurs habillé aussi de blanc ! 

Sinon, il faut reconnaître que le spectacle du soir est réussi, en caractérisant au mieux l’opéra d’Halévy, alors que les deux autres précédemment cités étaient assez génériques. Au fond du plateau prennent place une grande croix et de nombreux mannequins de crucifiés avec ces paroles qui s’inscrivent au frontispice « TANTUM RELIGIO POTUIT SUADERE MALORUM », soit « Tant la religion a pu conseiller de maux » selon la locution de Lucrèce (Titus Lucretius Carus, -98 / -55 av. JC). Et effectivement, chaque personnage croît en un Dieu, et chacun croît être dans la vérité, et se bat pour la suprématie de son credo. Il est question principalement de chrétiens dans ce spectacle, avec la présence de Jésus-Christ par séquences sur scène, un Christ qui est a nouveau immolé par ces croyants bornés et fanatiques. 
La partie transversale à l’avant du plateau s’élève deux fois au cours de la soirée, découvrant ses dessous : d’abord de nombreux bijoux mis sous présentoirs pour le deuxième acte chez Eléazar, puis plus tard au IV quand Rachel est détenue, ce sont des cadavres décharnés qui pendent par les pieds. Le duo entre Eudoxie et Rachel (« Ah ! Que ma voix plaintive ») se déroule alors pendant que Jésus marche au ralenti à l’étage. Pas de kipas, pas de chandeliers à sept branches ce soir, mais une étoile de David qu’on portera, à la suite des nombreuses croix traînées sur scène. Une réalisation visuelle forte, à l’image de cette soirée forte en émotions. 

Irma FOLETTI
28 septembre 2023

https://youtu.be/qGmc2HBjI7M?si=9ZOf5nPBNuWEA3mu
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Direction musicale : Daniel Oren
Mise en scène, décors, costumes, lumières et chorégraphie : Stefano Poda
Collaboration à la mise en scène : Paolo Giani Cei
Chef des chœurs : Ulisse Trabacchin 
Orchestre et Chœurs du Teatro Regio Torino

Rachel : Mariangela Sicilia
Éléazar : Gregory Kunde
Eudoxie : Martina Russomanno
Léopold : Ioan Hotea
Brogni : Riccardo Zanellato
Ruggiero : Gordon Bintner
Albert : Daniele Terenzi
Un héraut : Rocco Lia

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