Brrrroumnppptt ! Une explosion. Noir. Lumière. Verrouillage. Déverrouillage. Musique. Trois écrans verts diffusent des courbes d’ondes sonores dans le cabanon expérimental de Robert, le fils de sa mère qui vit dans une roulotte sur le même terrain. Disparition. Apparition. Éclair sur la fumée derrière le hublot de la boîte noire à taille humaine, où un nain de jardin lévite. C’est un film ? Un tour de magie !? Non. C’est un jeu, une passion… une obsession ? Une recherche d’abord ; un drame ensuite.
Sur un décor unique de terrain vague, entre cabane et caravane, se joue une expérience futuriste pas même encore atteinte aujourd’hui : le voyage de la matière ! Du fond des années soixante, où le son commence à peine à se transporter dans les premiers téléphones des foyers, Valérie Lesort et Christian Hecq ont choisi de transposer la nouvelle éponyme de George Langelaan -adaptée au cinéma en 1958 par Kurt Neumann, puis en 1986 par le réalisateur canadien David Cronenberg- dans un milieu rural, aux antipodes de la modernité, évitant ainsi l’analogie avec les prouesses technologiques des effets spéciaux cinématographiques. Ici, la performance est physique, théâtrale, plastique, humaine. Et quelle performance !
Il faut dire que Valérie Lesort a plus d’un tour dans son sac ! Plasticienne, comédienne, autrice et metteuse en scène française, elle se spécialise dans la création de masques, accessoires, marionnettes, effets spéciaux pour le spectacle vivant. Elle adapte le roman de Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers à la Comédie-Française, où pour la première fois dans cette institution, les comédiens deviennent aussi marionnettistes : le spectacle obtient le Molière de la création visuelle et le Prix de la critique ! Quand elle crée la pièce dE La Mouche avec Christian Hecq en 2019, elle obtient pas moins de 6 nominations à la cérémonie des Molières de 2020 dont le celui de la création visuelle !
Les atomes ne sont pas seuls à voyager et l’imagination de ce duo créatif vagabonde et défie toute frontière ! Chaque geste, chaque instant est en lui-même un spectacle à lui tout seul, un tout bien que partie, et l’on assiste à une véritable partition corporelle, sonore, visuelle… quantique !!!
Le maître dramatique de ces lieux, c’est Christian Hecq, pensionnaire puis sociétaire de la Comédie Française, Molière de la révélation théâtrale en 2000, Molière encore -en corps !- du comédien onze ans plus tard, et tant d’autres prix ! Au diable les effets spéciaux de l’art de la caméra. L’acteur émérite, si spécial lui-même, puise son inspiration dans la danse et le mime pour les incarner ! D’abord dans la peau d’un paysan bossu à la bedaine prononcée, plutôt nigaud – il ne parvient pas à déplier la table de camping ! – et pourtant précoce, il transforme progressivement son langage gestuel d’homme pour exprimer celui d’une mouche. Ses mains articulent les pattes de l’insecte diptère lorsqu’il se jette sur le sucre. Son corps reproduit la position de la mouche immobile endormie dans son laboratoire. Sa marche rampe tous azimuts sur le mur du fond de scène entre les lianes de lierre et les routes de tuyaux. Devenu insecte humain, homme-mouche, presque méconnaissable, progressivement déshumanisé, étranger à son propre corps qu’il maitrise tant, l’acteur génère le doute même, chez le spectateur pris au piège de la vision de cette incarnation vivante : et si c’était possible ? …
Outre les exploits scéniques et dramatiques des parents de cette œuvre, la pièce crie l’amour-dispute, l’amour possessif et intrusif d’une mère, Odette, pour son fils unique, remarquablement interprétée par Christine Murillo, comédienne talentueuse qui a également joué à la Comédie Française et remporté, entre autres, quatre Molières pour des rôles au théâtre. L’actrice nourrit son personnage, paré d’une perruque qu’elle garde pour les grandes occasions, d’humanité maladroite et burlesque. La mère du héros s’inquiète pour sa progéniture et veut diriger sa vie pour se rassurer elle-même. L’amour, en somme, tel que l’on peut tous l’observer, de près ou de loin, autour de nous, voire chez nous ! Ce sentiment qui veut le bien de l’autre et génère parfois, peut-être souvent, le pire ! Hymne à la liberté individuelle et réflexion sur la nature humaine que ce texte, qui pousse le vieux garçon, demeurant encore chez sa maman, à répondre à l’appel de sa passion scientifique, malgré l’étouffement familial et l’exiguïté environnementale d’un milieu campagnard à l’opposé de ses aspirations. On n’empêche pas un être d’être…
L’inspecteur, Jan Hammenecker, au parcours forçant tout autant le respect, nominé au Magritte du meilleur acteur en 2014, apporte moults détails comiques et humains à la pièce. L’ivresse de son personnage qui s’enivre de Suze souligne avec subtilité les limites humaines lorsqu’il renonce à comprendre la disparition de la victime, dépassé par l’incompréhensible, voire l’inquiétant. Vêtu de chaussettes à bretelles, il nous amuse de son jeu – on retient notamment la scène où il se colle au tue-mouche – et apporte à ce drame sa part de comédie.
C’est aussi le cas de Marie-Pierre, interprétée par Valérie Lesort elle-même, amie d’enfance de notre scientifique en herbe, attardée mentale du village et vivant elle aussi chez sa mère, notamment par le comique de son look des années soixante : robe vert irlandais, souliers en cuir assortis de socquettes blanches qui nous font voyager dans le temps, mais cette fois-ci, en arrière !
Enfin, comment ne pas citer Charlie, chien dans le rôle du chien : Charlie, nullement dressé, et pourtant… qui connaît son rôle sur le bout des pattes ! Quant au lapin, plus sauvage, il résistera aux aléas de la métamorphose scientifique défectueuse mais pas à celui du trépas d’un bon repas…
Une expérience XXIème siècle, à l’orée du transhumanisme, où la technologie voyage dans le vide sidéral de nos atomes quand nos atomes errent dans les méandres de la technologie. Une pièce pleine de surprises et d’inventivité, d’audace et d’immenses talents, qui inspira Hitchcock pour son célèbre film Les oiseaux !
A VOIR ABSOLUMENT à Évreux en mai prochain, aux Bouffes du Nord à Paris en février 2024, et possiblement en Chine… par téléportation !?
Nathalie Audin
Le 12 avril 2023