L’oeuvre de Richard Wagner, créée à Weimar le 28 août 1850, tourne autour du thème essentiel de la « question interdite ». A l’homme venu d’ailleurs, dont on ignore par quels moyens il apparaît dans une peuplade recluse au bord de la guerre, on ne doit demander ni les origines, ni le nom. Le clan qui l’accueille comme chef, voire comme héros, doit éviter de rechercher qui il est. Et ce serment est prioritairement imposé à la femme qu’il choisit d’aimer. Etre aimé sans identité, sans lignée, sans passé, mais seulement pour soi-même n’est ce pas le summum de l’amour vrai ?… Le « Graal » inaccessible… Et c’est la raison pour laquelle dans la mise en scène de Louis Désiré cet étranger est – au moins en apparence – dépourvu « d’auréole », de pouvoirs magiques et n’est pas davantage lié à une quelconque religion. Pas de signes extérieurs qui puissent ouvrir une piste. Et le questionnement est d’autant plus intéressant. Par ailleurs la représentation d’un chevalier revêtu d’une parure d’argent, et flottant sur une nacelle immaculée tirée par un cygne n’est désormais plus d’actualité. Pour se rapprocher de la sensibilité du public, l’image du « conte de fées » n’est pas davantage de mise. Le réalisme du théâtre actuel l’emporte dans cette mise en scène sur le surnaturel poétique du romantisme du XIXe siècle.
Pour autant, la magie (qu’on pourrait qualifier en l’occurrence de « magie noire »), demeure néanmoins comme vecteur du drame. Elle est véhiculée par Ortrud mais, ici encore, elle ignore le « surnaturel ». Pas question de transformer en cygne Gottfried, l’adolescent mystérieusement disparu et qui devient, in fine, Duc de Brabant (affirmé ou dérisoire : l’imaginaire du spectateur tranchera sur cette fin énigmatique). Dans la mise en scène de Louis Désiré, si le frère d’Elsa demeure introuvable et si cette dernière est injustement accusée de fratricide c’est qu’Ortrud, la vraie coupable, l’a assassiné ou, du moins, fait disparaître après avoir au préalable capté sa confiance (tout ceci est clairement évoqué pendant le prologue à scène ouverte). Elle utilise à cette fin des pouvoirs maléfiques et plus précisément hypnotiques (les « mains lumineuses » en opposition aux mains ointes d’huile, signe de l’esprit saint) puis le pousse dans un trou dont on peut imaginer qu’il est gorgé d’eau. Un crime politique pour s’emparer du pouvoir. (La trajectoire des Macbeth est similaire) Ortrud manipule à cette fin Telramund, un être
faible qui voulait épouser Elsa mais qui, devant le refus de celle-ci, s’est trouvé contraint d’accepter la domination de cette « magicienne démoniaque » dont Wagner lui-même dit qu’elle est dans l’incapacité d’aimer. Là encore aucune image d’Epinal, le couple maudit ne fait que poursuivre une vengeance d’êtres inassouvis autant que frustrés. La société dans laquelle s’agitent tous ces « faux héros » n’est pas datée : il n’y a ni casque guerrier, ni parure éclatante, ni moyen-âge de pacotille ; on est dans l’intemporalité qui laisse le spectateur concentré sur la seule expression des sentiments des protagonistes. Ce microcosme, souvent intimiste dans la mise en scène de Louis Désiré (décors et costumes de Diego Mendez Casariego et lumières de Patrick Méeüs), est celui d’un huis clos plongé dans la nuit quasi-permanente, comme une manière de mieux se dissimuler aux yeux de l’ennemi face à l’imminence d’une attaque. Rien n’est donc précisément défini, tout au plus l’espace escarpé d’un site agreste encadré, à gauche, d’une immense tenue de combat (symbole de la guerre et du conflit en vase clos) et, à droite, d’une bibliothèque (symbole de la culture et de l’évasion de l’esprit). C’est en ce dernier lieu que Gottfried compulse fiévreusement de vieux grimoires avant d’être enlevé et de disparaître. Et pour Elsa, le « chimérique » Lohengrin ne pourrait-il n’être que le fruit de sa seule imagination, engendré par trop de lectures assidues ? Et le livre qu’elle tient fiévreusement serré dans ses bras n’est-il pas la réplique exacte de celui qui nourrissait les divagations paranoïaques de Senta du « Vaisseau fantôme », dans la célèbre mise en scène d’Harry Kupfer au Festival de Bayreuth en 1985 ?
Protagonistes en errance, couple dévoré par la jalousie ou l’ambition, amour conditionné par le poids du secret, société en ordre de bataille, adolescent enlevé et apparemment tué dont le fantôme erre à plusieurs reprises comme un leitmotiv récurrent… l’option du « réalisme sombre » conjugué au trouble obsessionnel prend ici le pas sur celui du surnaturel, du merveilleux, du légendaire. La seule musique de Wagner par son intemporalité comme par son génie, peut facilement s’adapter à tous ces partis pris. Son romantisme exacerbé porte à incandescence chaque scène de l’action quelle que soit la manière dont on choisit de les illustrer.
La distribution se situe à un très haut niveau de qualité, à commencer par le remarquable Lohengrin de Norbert Ernst. Le ténor autrichien, fin mélodiste doté d’un timbre d’une belle clarté, d’un phrasé et d’une articulation exemplaires, chante un chevalier au cygne de rêve tout en nuances assorties de subtiles mezza voce combinées à une ardeur juvénile lorsque les passages l’exigent. Son duo de la chambre avec Elsa, comme tout le dernier tableau, constituent des moments romantiques d’anthologie doublés d’une véritable leçon de chant. On ne peut s’empêcher de penser à Francisco Araiza qui, ayant fréquenté le répertoire mozartien, excellait dans ce héros éthéré venu d’un ailleurs impalpable. Petra Lang dessine une électrisante Ortrud, à la fois fielleuse, machiavélique, monstrueuse et vocalement impressionnante. Il est vrai qu’elle est l’une des plus exceptionnelles interprètes du rôle aux quatre coins de la planète. Samuel Youn, déjà applaudi sur cette scène dans « Le Vaisseau fantôme », est un roi Henri de belle tenue. Avec un timbre charnu, plus femme sensuelle que jeune fille diaphane- dans le droit fil d’une Léonie Rysanek – Barbara Haveman fait valoir en Elsa de Brabant une opulence de moyens certaine s’appuyant notamment sur un médium et un grave corsés. Thomas Gazheli (remplaçant Egils Silins) incarne un Frédéric de Telramund violent et fruste comme il sied. Excellent Héraut d’Adrian Eröd. Le choeur a effectué un travail remarquable sous la direction d’Emmanuel Trenque avec un rendu à la fois sonore, ample et brillant tandis que
l’Orchestre de l’Opéra de Marseille, dirigé avec maestria par Paolo Arrivabeni, accomplit des merveilles pour porter ce « Lohengrin » à un degré d’émotion et de perfection qui suscite fort justement les longues acclamations du public.
Christian Jarniat
8 mai 2018