Le Victoria Hall de Genève, le 14 janvier 2024, placé sous le signe de la Finlande, fut le théâtre d’un événement musical exceptionnel organisé par le service culturel Migros, dont on peut applaudir la pertinence et l’excellence artistique des programmations. Cette soirée, dédiée à l’œuvre de Jean Sibelius, fut magnifiée par l’intelligence et la profondeur de l’interprétation offerte par Sakari Oramo à la tête de l’Orchestre Symphonique de la BBC, idiomatique à souhait. À travers cette exploration, les nuances de l’identité artistique de Sibelius, oscillant entre expression de la mythologie nordique et quête d’un langage musical renouvelé, furent mises en lumière. Deux symphonies, jouées dans un ordre non chronologique, peut-être pour faire ressortir à rebours le cheminement stylistique du compositeur finlandais, et un bis généreux : définitivement, il s’agissait d’un concert de haute tenue.
Symphonie n°3 en ut majeur, op. 52 : entre légendes finlandaises et nouveau langage musical
La Symphonie n°3 de Sibelius parfois surnommée “la Pastorale du Nord”, ouvre le concert avec une attaque nerveuse et une tonalité conquérante. On se croirait au début du Heldenleben de Richard Strauss, c’est bondissant, confiant et affirmé, à l’instar du héros Lemminkäinen, rebelle et audacieux, ce Don Juan finlandais dépeint comme un jeune homme impulsif et téméraire, réputé pour son charme et son habileté dans la chasse et les combats. Ce début en ut majeur s’accorde tout à fait avec cette confiance juvénile, solaire et dynamique. Sous la direction précise d’Oramo, qui fut à l’école du légendaire Paavo Berglund, l’orchestre tisse une trame sonore colorée évoquant la Finlande rêveuse et héroïque, alors même que cette symphonie était censée répudier toute trace de romantisme ou de folklore. Telle n’est pas la vision offerte par le chef, bien au contraire. Les variations thématiques, empreintes de légèreté champêtre, alternent avec des moments de gravité solennelle, rappelant les épopées du Kalevala.
Le deuxième mouvement offre quant à lui une transition vers une atmosphère plus méditative, où Oramo sait éviter tout pathos, privilégiant une interprétation introspective : oui, c’est bien l’interrogation stylistique et les tourments de Sibelius que le chef ausculte. On ne peut qu’être séduit par la finesse de cette approche narrative et autobiographique, enrichie par des miroitements poétiques portés par les flûtes et les harpes d’une incandescence irréelle. Les silences, remarquables, littéralement inouïs dans les différentes interprétations que j’ai eu l’honneur d’entendre, ajoutent une profondeur contemplative à l’ensemble, tandis que les contrebasses créent un effet incantatoire et hypnotique.
Le troisième mouvement renoue avec l’insouciance initiale : Oramo arbore un sourire complice. Baigné dans une lumière solaire, ce mouvement crée un arc narratif vibrant avec le premier mouvement. Les ruptures et les non-résolutions, caractéristiques du langage de Sibelius, sont interprétées comme le reflet d’une agitation interne, dans un langage musical résolument tourné vers l’exploration d’une nouvelle voie musicale. Le finale, c’est la même veine héroïque, parfois plus sombre, qui laisse planer la menace d’une confrontation imminente, entre poésie et grandeur dramatique, sans jamais verser dans le mélodrame. Oramo et sa phalange britannique, transportent peu à peu l’auditoire vers la coda triomphale, chtonienne, où Sibelius embrasse son destin, comme si le Panthéon finlandais absorbait le Walhalla et les apothéoses beethovéniennes.
Symphonie n°1 en mi mineur, op. 39 : le premier voyage introspectif
Avec la Symphonie n°1 en mi mineur, op. 39, nous remontons le temps, pour observer la naissance d’un style symphonique encore profondément marqué par l’esthétique russe, entre Borodine et Tchaïkovsky, une œuvre qui, bien que chronologiquement antérieure à la Troisième Symphonie, ne manque ni de complexité ni de profondeur émotionnelle. Une fois de plus, Oramo choisit d’interroger le conflit esthétique de Sibelius, plutôt que de proposer une sempiternelle vision mélodramatique et romantique. Ici, le chef poursuit son questionnement sur la vie intérieure de Sibelius, entre errance introspective et affirmation héroïque. Introduit par un solo de clarinette poignant, mélancolique, le premier mouvement s’inscrit dans une approche superbement narrative, évoquant des paysages magnifiés par la présence divine de la harpe ; au sein de ces moments poétiques, des passages méditatifs se font jour. Tel Flaubert, qui avait cherché à réprimer toute sa vie des tendances lyriques et romantiques, évoquant le fait qu’il sentait avoir deux bonshommes en lui, Sibelius semble ici tiraillé, entre affirmation d’une musique nationale et quête d’expérimentations musicales.
Le deuxième mouvement confirme l’intelligence de la direction du chef, qui refuse et le pathos et les stylèmes tchaïkovskiens, pour sonder les récits mythologiques autant que la dimension méta-musicale et proprement autobiographique de l’œuvre. Les miroitements poétiques des flûtes et des harpes, ainsi que les moments de silence profonds, apportent au mouvement une qualité méditative, soutenue par les cordes incantatoires de l’orchestre.
Dans le troisième mouvement, c’est l’esprit combatif de Sibelius qui est mis en exergue, avec une gestuelle ample, épousant les batailles intérieures et extérieures du compositeur. Oramo excelle dans l’art du rallentando, il permet au discours musical de respirer, tout en mettant en valeur les silences impressionnants et la transparence de l’orchestre. L’accélération finale est d’autant plus efficace, tellurique, plus que sentimentale, avec une mention spéciale pour les contrebasses et les violoncelles.
Le dernier mouvement transporte le public dans un paysage de dévastation, préparant une bataille épique kalévalienne. Oramo démontre une fois de plus sa capacité à maîtriser les cellules organiques du discours sibélien, entre grandeur poétique et rugosité stylistique à venir, musique pure et évocation, pardonnez le cliché, des forêts de bouleaux finlandaises. Pour avoir visité à plusieurs reprises la demeure du compositeur à Ainola et les espaces infinis de la Laponie, je puis assurer que la musique de Sibelius est aussi peinture de cette nature habitée par des forces que seule la musique peut saisir, au moins autant que celle de Mahler. La fin du mouvement, marquée par un nouveau rallentando poignant, prépare la victoire du compositeur sur ses doutes et ses hésitations.
Deux généreux bis : une célébration de la musique finlandaise
Après un véritable triomphe, Sakari Oramo s’adresse au public, dans un français impeccable, en annonçant le premier bis, Valse d’un Soir d’Été d’Oskar Merikanto, marqué par une atmosphère de joie et de charme. Cette pièce, emblématique du répertoire finlandais et chère au cœur de ses compatriotes, est jouée avec une vivacité et une légèreté communicatives. Le second bis introduit un contraste poignant : Scène avec Grues, extrait de la musique de scène Kuolema, op. 44 (La Mort), de Sibelius, dont on retient toujours la Valse triste, en négligeant injustement les autres pièces. Cette musique délicieuse, mélancolique et rêveuse, aux teintes élégiaques et planantes, rappelant parfois Grieg, plonge le public dans un univers de rêverie et de contemplation. Les violons, d’une beauté séraphique, accompagnés par les trilles et le chant profond du violoncelle, dépeignent les paysages tranquilles et lacustres de la Finlande. Cette page, par sa subtilité et sa contemplation, conclut la soirée sur une note de poésie profonde, rappelant la capacité de Sibelius à peindre des tableaux musicaux d’une émouvante beauté.
Ces deux bis, choisis avec soin par Oramo, couronnent ainsi cette superbe soirée Sibelius de manière généreuse et remarquable, avec un Orchestre Symphonique de la BBC des grands jours, dépaysant et superbement préparé.
Philippe Rosset
14 janvier 2024