Changements remuants de braquet à Musica, le festival strasbourgeois de musique contemporaine fêtant son 40ème anniversaire. On y trouve des aventures nouvelles vécues par un certain Don Giovanni, une pièce de théâtre musical sur Lady Di et l’Ensemble Intercontemporain jouant Lim, Levinas et Dufourt. Ces réjouissances se déroulent sur un fond de Querelle des Anciens et des Modernes de la … création actuelle.
Inauguré en 1982 par la volonté conjointe du ministre de la Culture Jack Lang et du maire de Strasbourg – l’autoritaire et austère Pierre Pflimlin (1907-2000) –, le Festival Musica de la capitale alsacienne fête ses quatre décennies d’existence. Longtemps citadelle d’une avant-garde internationale menée par les Boulez, Messiaen et autres Ligeti, la manifestation alsacienne est toujours l’objet de vifs débats. D’abord à Strasbourg, ville dont les autochtones établis disent préférer largement Bach et Mozart – sans pour autant les comprendre – et parmi la profession musicale. En 2019, l’arrivée d’un nouveau directeur – Stéphane Roth (*1982) – à la tête du festival a suscité une grogne de la part de compositeurs de renom, passés du statut d’ iconoclastes à celui de notables, répondant désormais à des commandes prestigieuses venues du Japon ou d’outre Atlantique. Au nombre de leurs sujets de mécontentement figure la tenue de concerts programmés par le public de Musica.1 L’un de ces notables boude même le festival depuis quatre ans. Il a juré de ne plus y assister.
Les débats se poursuivent, la grogne reste. Le conflit entre les générations continue. Il déborde sur des sujets extra-musicaux. On reproche, parmi les derniers salons strasbourgeois encore en activité, à Roth et à son équipe de se préoccuper du réchauffement climatique, de la gentrification, de la dérive des politiques urbaines, de la question du genre, des violences faites aux femmes ou de la situation des Palestiniens. On oublie que, en leur temps, Boulez s’était prononcé en public contre la guerre d’Algérie ou que Luigi Nono ne traçait pas de frontière entre ses œuvres et son militantisme au Parti communiste italien. Ce bref catalogue d’évidences continuera ici en observant que quatre décennies correspondent grosso modo à deux générations humaines. Habitué de Musica depuis 1982, j’atteste ici que son public a beaucoup changé. Il est devenu divers, a nettement rajeuni et ne comporte plus le contingent de grincheux du cru manifestant un mécontentement perpétuel à l’égard des programmes. On ne les entend plus, aux entractes, s’indigner que le budget annuel de Musica tourne autour de deux millions d’euros.
Jusqu’au Ier octobre 2023, une trentaine de manifestations est proposée au public. Y figurent notamment un concert du fameux Quatuor Arditti ou les représentations de Don Giovanni aux enfers, ouvrage du Danois Simon Steen-Andersen. Cette fresque brillante, donnée à l’Opéra national du Rhin, n’a guère convaincu en raison d’une durée perçue comme excessive et de la surabondance d’effets scéniques dont elle est parée. Il était loisible, quelques jours après, de découvrir Queen of Hearts, une production de théâtre musical venue de Bâle et s’inspirant de l’interview de 1995 au cours de laquelle la Princesse de Galles Diana révélait les souffrances, comme les tourments, de sa vie personnelle. Exploiter de cette manière une figure mythique, la mêler aux épreuves vécues par Paris Hilton ou Britney Spears est une excellente idée. Le livret anglophone de Jude Ellison Sady Doyle s’avère remarquable. La musique de Jannik Giger et Leo Hofmann, déposée sur un support pré-enregistré, rassemble de façon habile des clins d’œil à Aventures et nouvelles aventures de György Ligeti, à des titres signés Elton John et à des pages du répertoire savant élisabéthain. Elle se trouve rendue avec une impressionnante virtuosité grâce à la soprano Sarah Maria Sun, partenaire du subtil comédien Silvester von Hösslin.2
L’un des moments forts des réjouissances strasbourgeoises aura été la venue – le temps de deux concerts – de l’Ensemble Intercontemporain, équivalent en matière de musique ultramoderne de l’Orchestre philharmonique de Vienne.3
La soirée du 25 septembre aura permis de savourer des œuvres magistrales des deux notables – ô paradoxe ! – que sont Michaël Levinas (*1949) et Hugues Dufourt (*1943). Deux créations mondiales y ont eu lieu : Les Voix ébranlées de Levinas, impressionnante passacaille où retentissent les cris de ceux qui ne sont plus à cause de la folie nazie, et The Tailor of Time de l’Australienne d’origine chinoise Liza Lim (*1966), double concerto pour harpe, hautbois et ensemble placé sous le signe de l’humour. Entre ces partitions a retenti – sous la direction élancée de Pierre Bleuse – La Horde d’après Max Ernst, récente pièce virtuose signée Hugues Dufourt. Très attiré par la peinture, ce dernier est un orfèvre de la couleur. Il a été notamment servi par le phénoménal contrebassiste Nicolas Crosse.
On notera que les trois compositeurs au programme ont également écrit et fait représenter des opéras. Si l’on se limite à Michaël Levinas, il est – entre autres – l’auteur des Nègres d’après Jean Genet, crée en 2004 à l’Opéra national de Lyon. Observons enfin que la soirée alsacienne du 25 septembre 2023 constitue un moment de compromis par rapport aux autres approches de la musique contemporaine dont Musica est la propagandiste. Stéphane Roth avait programmé, pour l’ouverture des réjouissances de cette année, une manifestation à la Laiterie, haut-lieu des nuits « branchées » locales. Le hip-hop y a cohabité avec des écritures savantes. Certains – indignés – ont refusé de s’y rendre. Argument avancé : « Ce n’est pas une salle de concerts digne de ce nom. » On leur répondra grâce aux mots suivants d’Heinrich Böll : « L’art est une bonne cachette. Pas pour la dynamite, mais comme matière spirituelle explosive. »
Dr. Philippe Olivier
26 septembre 2023
1 On ne saurait – en l’espèce – sous-estimer un sujet d’ordre économique : les droits d’auteur versés aux compositeurs représentent 8% de la recette d’un concert ou d’une représentation d’opéra. Si une recette est, par exemple, de 24. 000 €, elle génère l’encaissement obligatoire de 1. 920 € de droits d’auteur par la SACEM.
2 Silvester von Hösslin (*1978) est l’arrière-petit-neveu du chef d’orchestre Franz von Hösslin (1885-1946), ayant triomphé à Bayreuth durant les années 1920 à 1940. Traqué par les autorités nazies, le maestro finit par se réfugier en Suisse. Il périt dans un accident d’avion survenu au large de Perpignan.
3 Le concert du 25 septembre 2023 sera retransmis sur France Musique le 25 octobre 2023 à 20 heures.