Il revenait donc à Claus Guth d’adapter sa mise en scène créée à Salzbourg en 2008 puis reprise à Berlin et Madrid. Comme à son habitude, il nous offre une vision singulière de l’œuvre ici centrée autour de la mort prochaine du protagoniste. Son postulat de départ consiste à mettre en évidence au travers d’une focale, l’affrontement entre Don Giovanni, l’esprit libre mortellement blessé, et le Commandeur, la figure du père, agonisant durant l’ouverture. Le spectateur comprend très vite que l’opéra mozartien va lui donner à voir le combat d’Eros et de Thanatos mais surtout leur inséparable alliance.
Le metteur en scène fait ainsi allusion au contexte de la composition de Don Giovanni particulièrement marquée par le deuil. Mozart, dont nous savons aujourd’hui que lors de l’élaboration de l’opéra il n’avait plus que quatre ans à vivre, a perdu son père et deux amis proches durant cette période. Les réflexions sur la finitude du destin humain, mais également l’instinct de vie qui en ressort, sont constamment évoquées par Claus Guth. Il fera de Don Giovanni, un personnage mû par une pulsion mortifère, cherchant à jouir de ses passions prédatrices en toute impunité. Le libertin se lance dans une fuite infinie, ne reculant devant aucun excès (sexe, drogue, alcool, perversion de l’ordre moral, provocation ou blasphème) que seule la mort pourra arrêter.
L’action se déroule dans une forêt de sapins alors que la nuit avance. Les personnages évoluent dans cet espace qui tourne sur lui-même et contribuent à l’animer. Les lumières de Olaf Winter dessinent tour à tour une ambiance douce et bucolique lors du mariage ou de la sérénade au clair de lune, dépeignant une atmosphère fantastique presque surnaturelle au moyen de nappes de brouillards lors des scènes avec la statue de pierre, mais soulignent surtout la dramaturgie de l’ouvrage sur des passages clés, toujours en lien avec le destin funeste promis à Don Giovanni.
Il convient de saluer le travail colossal effectué sur la psychologie des personnages et la direction d’acteur du plateau vocal. Claus Guth parvient à conserver le caractère archétypal des personnages très distincts voulu par Mozart, tout en leur conférant une profondeur nouvelle en les mettant en action.
Peter Mattei, grand habitué du rôle, incarne un Don Giovanni sûr de lui, extrêmement charismatique et envoûtant, tant par la beauté de son chant, que par les intentions qu’il met dans ses différents récitatifs. Il dispose en outre, de moyens vocaux somptueux notamment la mezza-voce. Son timbre est gorgé de virilité mais également de sensualité et de poésie, particulièrement lors de la sérénade qui fait entendre un legato extraordinaire.
Alex Exposito revêt avec tout autant de succès le costume de Leporello. Il se montrera pour Don Giovanni un complice dévoué. L’artiste sait déclencher le rire, la sympathie et la bienveillance sans, à aucun moment, tomber dans la caricature. Sa maîtrise technique lui permet d’interpréter pleinement chacune de ses paroles et déclenche aisément l'adhésion du public dans l’air du catalogue tant attendu.
On ressent dans la Zerlina de la chinoise Ying Fang mille hésitations et questionnements autour de ses doux rêves d’amour, son désir et son souhait d’ascension sociale. Son interprétation charmante, enfantine et parfois candide répond antithétiquement à celle de Don Giovanni. Dotée de médiums magnifiques et d' intentions toujours justes, son personnage met en lumière la pureté de l’enfance pervertie par le prédateur.
Avec la Donna Elvira de Gaëlle Arquez, on assiste au fur et à mesure de l’avancée de l’opéra, à une forme de déchéance, et à l’inflexion de sa destinée. Elle se livre, de façon touchante, corps et âme, en dépit de tout bon sens, à cet homme qu’elle aime. Bien que l’on puisse percevoir quelques failles dans les aigus, probablement liées au stress de la première, Gaëlle Arquez incarne une Donna Elvira dont la justesse dramatique se révèle sans égale. Chacune de ses apparitions est véritablement engagée et d’un raffinement musical enthousiasmant.
Ben Bliss (Don Ottavio) fait des débuts particulièrement convaincants sur la scène de l’Opéra Bastille dans le rôle de Don Ottavio en parfaite harmonie avec ses deux partenaires féminines dans le trio. Le ténor confère au rôle toute la noblesse et la vertu de ce personnage.
Moment dramatique et bouleversant que l’air d’entrée de la Donna Anna d’Adela Zaharia aux aigus d’une facilité déconcertante, l’artiste se permettant en outre de nombreuses variations pour la plus grande joie du public.
Guihem Worms, Masetto jaloux et impulsif et John Relyea, statue de pierre, basse caverneuse aux graves sombres complètent cette distribution haut de gamme.
Le chef d’orchestre franco-italien Antonello Manacorda imprime sa patte dès la syncope et les fameux accords de l’ouverture. Il emporte l’un des meilleurs orchestres au monde dans une tension dramatique avec de très nombreuses variations de tempi. Le spectateur oscille donc entre solennité du moment et urgence de la situation. La musique se met au service de la mise en scène pour traduire cette envie frénétique d’avancer portée par Don Giovanni. A plusieurs reprises dans la soirée, par les intentions qu’il transmet à l’orchestre, le chef permet au spectateur d’appréhender physiquement la palette d’émotions proposée par Mozart. Le rythme du cœur s’accélère entraînant des palpitations liées à l’adrénaline générée par l’arrivée du spectre de la mort en totale osmose avec la vision hallucinante que le metteur en scène livre aux spectateurs. Les couleurs graves et sombres, notamment lors des interventions du Commandeur, mises en relief par les trombones et habituellement réservées aux requiems glacent d’épouvante. Le poids des silences complète le tableau et maintient la tension tout au long de la soirée. Le choix de présenter la version dite de Vienne sans « lieto fine »- la morale de l’histoire- permet de boucler l’œuvre, en toute cohérence avec la mise en scène centrée sur l’urgence avant la mort.
Au final une superbe soirée d’ouverture, porteuse d’une véritable proposition cohérente, déclinée à tous les niveaux de la production : mise en scène, interprétation musicale et richesse des timbres des interprètes choisis offrent une version particulièrement harmonieuse, équilibrée et de surcroît enthousiasmante de ce chef d’œuvre mozartien.
Aurélie Mazenq
13 septembre 2023
Direction musicale
Antonello Manacorda (13, 19, 21, 26, 29 septembre – 1, 3, 4, 6 octobre) / Giancarlo Rizzi (16 septembre- 7, 9, 12 octobre)
Mise en scène Claus Guth
Décors et Costumes Christian Schmidt
Lumières Olaf Winter
Chorégraphie Ramses Sigl
Dramaturgie Ronny Dietrich
Chef des Choeurs Alessandro Di Stefano
Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris
Don Giovanni Peter Mattei (A)/Kyle Ketelsen (B) *
Donna Anna Adela Zaharia (A)/Julia Kleiter (B)
Don Ottavio Ben Bliss (A) */ Cyrille Dubois (B)
Il Commendatore John Relyea
Donna Elvira Gaëlle Arquez (A)/Tara Erraught (B)
Leporello Alex Esposito (A)/Bogdan Talos (B)
Masetto Guilhem Worms
Zerlina Ying Fang (A)/Marine Chagnon (B) **
* Débuts à l’Opéra national de Paris
** Artiste de la troupe
A: 13, 19, 26 septembre, 1, 4, 7, 12 octobre
B: 16, 21, 29 septembre, 3, 6, 9 octobre
