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TOUCHE PAS A MON ORCHESTRE !

TOUCHE PAS A MON ORCHESTRE !

samedi 30 décembre 2023

Directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg depuis 2021, le chef ouzbek Aziz Shokhakimov règne sur une phalange à l’avenir peu rassurant. Photo : Nicolas Roses

Vive inquiétude au sujet de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg-Orchestre national (OPS), l’une des phalanges régionales françaises. Le municipalité EELV-NUPES de la capitale alsacienne a décidé de lui rogner les ailes d’une manière lente et pernicieuse. Elle trouve l’OPS trop représentatif de la culture « bourgeoise ». Observations au sujet d’un iceberg peu rassurant.

Il fut un temps où l’image de Strasbourg était lisse, policée. Mais depuis les élections de juin 2020 ayant installé à la tête de sa municipalité Jeanne Barseghian (*1980), une pasionaria EELV-NUPES, l’ambiance locale est agitée. La mairesse prend des décisions dont le moins qu’on puisse en écrire est qu’elles suscitent des réactions animées. Certes, la composition de l’électorat a changé. Des générations nouvelles sont apparues. La bourgeoisie strasbourgeoise, un complexe cocktail fait de catholiques, de juifs et de luthériens formés aux disciplines humanistes, a perdu en influence. Aujourd’hui, l’une de ses citadelles – avec l’Opéra national du Rhin (OnR) – ne se trouve manifestement pas placée face à un avenir radieux. Il s’agit de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg (OPS). Fondée en 1855, cette phalange se prévaut d’une histoire impressionnante. Elle a été dirigée, entre le règne de Napoléon III, la mainmise allemande et le temps présent, par des chefs de l’envergure de Johannes Brahms, Wilhelm Furtwängler, Otto Klemperer, Gustav Mahler, Richard Strauss, Alain Lombard ou Guennadi Rojdestvenski. En a résulté la fabrication d’une mythologie locale, ayant fait croire que l’OPS était inattaquable, insubmersible. L’historienne locale Geneviève Honegger porte, comme d’autres notables du cru désormais très avancés en âge, la responsabilité de ce trouble de la perception.
Une fois l’annonce effectuée d’une baisse de 2, 5% sur un budget de 13 millions d’euros – soit 325. 000 € –, on a sonné le tocsin. FR 3 Alsace et les médias nationaux se sont intéressés au sujet. Il se chuchote aussi que le dossier serait parvenu à la présidence de la République, où quelques virtuoses français de premier ordre ont leurs entrées. En vérité, la réduction budgétaire annoncée est la partie non immergée d’un iceberg. Selon les informations aujourd’hui aux mains du syndicat national FO des musiciens d’orchestre, les concerts de l’OPS ne seront plus doublés. Ils n’auront plus lieu qu’une fois. Si des économies sont forcément attendues de ces mesures peu alléchantes, la phalange a cependant besoin d’un million d’euros pour parvenir à fonctionner dans des conditions normales. Un appel éventuel au mécénat ne donnera pas des résultats glorieux. Les centres de commande des grandes entreprises se trouvent en dehors de l’Alsace. Une contribution au rayonnement de la région ne les attire pas. L’appel aux PME du cru est une chimère. Ces dernières décennies, les plus généreuses d’entre elles apportaient en moyenne chaque année 1. 000 € à l’OPS. Soit des gouttes d’eau.
Ce catalogue peu réjouissant n’est pas terminé. Une tournée polonaise de la phalange a été annulée. Ses concerts de musique de chambre, donnés le dimanche matin, sont menacés. Les instrumentistes en arrêt maladie ne seront pas remplacés le temps nécessaire. Quant aux mises à la retraite, elles ne provoqueront pas de recrutements. Autrement dit – et en prenant un exemple approprié – le départ d’un troisième trombone amoindrira définitivement le pupitre. On sera obligé de programmer des œuvres ne comportant que deux parties de trombone. Résultera de cette décision une liquidation insidieuse et perverse de l’orchestre. On le videra progressivement de ses pupitres. En d’autres termes, une mort des plus lentes, une mort monstrueuse. Corollaire de ces extravagances : une perte d’attractivité pour l’OPS. Les jeunes instrumentistes de valeur ne chercheront plus à y entrer. Pourquoi, dès lors, continuer à organiser des concours de recrutement ? Enfin, la culture alsacienne de la parcimonie empêche – depuis le milieu des années 1980 – que des cachets comparables à ceux versés à Paris, à Lyon ou à Bordeaux aux chefs et aux solistes invités soient servis à Strasbourg. L’OPS se situe à environ 40% de moins par rapport au marché national. Cela se sait dans la profession. Il existe aussi, du côté des charges, une omerta sur une situation existant depuis des décennies : la phalange, logée au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg, est locataire de cette entreprise commerciale. Son loyer annuel frôlerait les 70. 000 €.
Bien qu’il ait rang d’orchestre national depuis 1994 et qu’il soit scruté – comme il se doit – en permanence par le Ministère de la Culture, l’OPS ne sera pas aidé de manière accrue par l’État. Jeanne Barseghian, la mairesse verte de Strasbourg est tout sauf en odeur de sainteté à l’Élysée et à Matignon. La préfète de la Région Alsace – la redoutable Josiane Chevalier (*1957) – rompt fréquemment le fer avec elle. Mme Chevalier applique évidemment à la lettre les instructions de la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak (*1979), très proche du président de la République. Celui-ci n’a jamais apprécié que le « symbole européen nommé Strasbourg » soit sous l’emprise d’une municipalité EELV-NUPES. Pour revenir au Ministère de la Culture, il est actuellement confronté à une pluralité de situations embarrassantes. La situation financière des collectivités locales est aussi préoccupante que celle du spectacle vivant, dont la musique fait partie. Autrement dit, aucun des financeurs actuels de l’OPS sera enclin à lui accorder des crédits supplémentaires. Ils estiment aussi que le recrutement du nouveau directeur musical de la phalange – l’Ouzbek Aziz Shokhakimov (*1988) – survenu en 2021 est une bonne affaire. Mais il risque de devenir le dindon de la farce. Shokhakimov serait pourtant plus arrangeant que son prédécesseur, le Slovène Marko Letonja (*1961), ayant fait savoir sans cesse aux autorités de tutelle que plus d’argent serait très utile au développement de l’OPS. D’ailleurs, Marko Letonja a choisi des destinations largement plus florissantes. L’Opéra d’État de Vienne est l’une d’entre elles.
Un tel climat balzacien est heureusement regardé avec la distance nécessaire par Marie Linden, directrice générale de l’OPS depuis 2017. Femme de tête, elle était auparavant installée à Paris, où elle se trouvait attachée à l’Ensemble Intercontemporain. Connaissant bien son métier, Marie Linden a su échapper à ce que les connaisseurs nomment « les pièges à éléphants à l’alsacienne ». Pourtant, Marie Linden est un peu isolée. L’OPS ne trouve pas une partisane acharnée en la personne d’Anne Mistler (*1957), adjointe à la Culture de Jeanne Barseghian. Ayant laissé un souvenir tiède de l’époque où elle était directrice régionale des Affaires culturelles en Alsace, Mme Mistler occupe aujourd’hui sa retraite en ceignant l’écharpe tricolore à pompons d’argent. Mais elle est une protagoniste ne se trouvant pas au premier plan. Elle occupe, dans l’équipe municipale, le douzième des dix-neuf rangs protocolaires attribués aux adjoints. Si l’on procède à une comparaison, Norbert Engel (*1947) – l’un de ses prédécesseurs – avait rang de deuxième adjoint pendant les mandats de Catherine Trautmann (*1951). La culture d’envergure était alors un sujet avec lequel on ne se serait pas permis de plaisanter. Le tandem Trautmann-Engel avait une vision très forte du pouvoir. Pour la bonne cause.
Nous ne sommes plus sous François Mitterrand, un grand lettré. L’abaissement néfaste du niveau de culture générale et l’utilisation à outrance de la démagogie ont conduit – à Strasbourg comme ailleurs – à tenter de faire croire à tout le monde que chacun peut être artiste. En l’espèce, Jeanne Barseghian est mal entourée. Une élue de son équipe, aux propos de laquelle elle se montre attentive, ne jure que par la pratique amateur. Cette idée fixe pourrait dater du début des années 2010, période où l’élue en question – alors en activité salariée – ne fut pas nommée directrice de la Culture de la Ville de Strasbourg. Elle en aurait conçu une aversion manifeste à l’égard des professionnels de la spécialité. De surcroît, la planète Barseghian est habitée par des individus souhaitant la mort de la culture dite « bourgeoise ». Des liens discrets existent entre plusieurs opérateurs culturels non secondaires et la mairie. L’un d’eux est le Festival Musica, ayant désormais rompu avec l’art d’Arnold Schœnberg (1874-1951) et de ses zélateurs. Ces sphères auraient tendance à prêcher que la culture exigeante résulte de fragrances emplies de colonialisme et de glorification de l’homme blanc.
Après Bordeaux, Grenoble et Lyon, le courant EELV et ses amis de la NUPES s’est maintenant emparé de Strasbourg. Il est, en matière de culture, un danger immense. Que se passera-t-il quand Mme Barseghian cherchera également à mettre en péril l’articulation existant entre l’OPS et l’Opéra national du Rhin ? S’apprête-t-on à vivre à terme ce que Joseph Haydn avait réalisé en 1772 avec sa célèbre symphonie en fa dièse mineur, dite des Adieux ?

Dr. Philippe Olivier

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