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LE QUATUOR LONTANO, SI PROCHE

LE QUATUOR LONTANO, SI PROCHE

mardi 26 décembre 2023

Camille Renault, Loïc Abdelfettah, Pauline Klaus et Florent Billy ©D. R.

En l’espace de trois décennies – soit depuis le début des années 1980 – l’art du quatuor à cordes a connu en France une évolution qualitative importante. Promenade avec des compositeurs d’opéra ayant aussi brillé dans la musique de chambre et découverte d’un nouveau quatuor dont l’avenir s’annonce brillant.

Le premier quatuor à cordes que j’ai entendu se produisait – durant mon enfance vosgienne des années 1960 – dans la petite ville de Remiremont. Il était composé de médecins du cru, se réunissant pour tenter de jouer Beethoven ou Debussy comme il se doit. Le premier quatuor professionnel que j’ai entendu fut le Quatuor Parrenin, et ce au milieu des années 1970.1 Je le découvris au cours d’un concert parisien, donné à la Sainte-Chapelle. Les Parrenin brillaient de mille feux dans Beethoven. En particulier au long de la Grande Fugue opus 133. Durant cette période, ils constituaient le seul ensemble français de niveau international en la matière. Pour le reste, on appréciait aussi le Quatuor Via Nova. On se précipitait sur les enregistrements – entre autres – des Quatuors Amadeus, Kolisch et LaSalle. Ainsi que sur la restitution des 78 tours laissés par le vénérable Quatuor Capet, ayant joué pour Marcel Proust.

Un demi-siècle plus tard, le fil d’or parsemé de diamants n’est pas rompu. Bien au contraire. La France dispose maintenant de quatuors de renom. On comprendra pour quelles raisons d’ici quelques paragraphes. L’un des plus frais et prometteurs d’entre eux est le Quatuor Lontano. Cet adjectif italien, signifiant « lointain », est une référence à une partition pour orchestre de György Ligeti, datant de 1967. Les Lontano respectent la parité : deux filles, deux garçons. Leur moyenne d’âge est inférieure à trente ans. Comme tous les sujets remarquables de leur génération, ils avancent sur les sentiers de la débrouillardise et de la singularité. La débrouillardise ? Un festival-résidence, chaque été, non de loin de Chamonix sur le plateau d’Assy où ils investissent l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce, consacrée en 1950. Des œuvres de Chagall, Léger ou Matisse ornent ce sanctuaire, dont l’originalité suscita jadis de vifs débats chez les catholiques français.

La singularité ? L’un des deux CD publiés à ce jour par le Quatuor Lontano atteste en grande partie de la recherche de répertoires non conventionnels.2 Cette particularité constitue la signature d’une génération d’instrumentistes animés par un réel esprit de recherche. Qui connaît, en France, le Tchèque Vladimir Sommer (1921-1997), ayant la faveur des Lontano et auteur de deux quatuors, dont le premier – en ré mineur – date de 1955 ? Soumis au régime communiste, ce musicien distingué enseigna à l’Université Charles de Prague. Son absence dans les mémoires de la célèbre claveciniste tchèque Zuzana Růžičková (1927-2017), inédits à ce jour en français, semblent attester qu’il n’avait pas l’âme révoltée de celle-ci ou d’un Vaclav Havel.3

En tout cas, le Quatuor en ré mineur de Sommer vu par les Lontano atteste de son arbre généalogique proche où figure Leoš Janáček. Ils nous délectent aussi du Premier Quatuor laissé par l’auteur de La petite renarde rusée, rappelant sans ostentation que de fameux compositeurs d’opéra ont écrit pour ce type de formation en vertu d’une exigence redoutable. On connaît le Quatuor en mi mineur, signé en 1873 par Verdi. Comme ils sont habités par un esprit analytique rigoureux, les Lontano ont donc enregistré – outre Janáček Dvořák, Ravel et tout ce que Stravinsky a laissé pour leur formation.4 Ils témoignent du même appétit que divers membres de l’Orchestre de l’Opéra de Francfort. En janvier et février 2024, ces derniers donneront des concerts de musique de chambre voués à Mozart et à du répertoire leggero afin de préparer le public local à des productions de la sérénade théâtrale Ascanio in Alba et des Bandits d’Offenbach.

L’arrivée des Lontano dans le paysage musical n’est pas un phénomène de génération spontanée. Il résulte de leur sérieux, de leur goût du travail, de leur concentration, de leur recherche permanente d’un son beau, expressif, raffiné, aisé, en adéquation permanente avec le contenu des partitions. Il est aussi le fruit d’une transmission où figurent de magnifiques pédagogues comme les violonistes Anna Reverdito-Haas, Jeanne-Marie Conquer et Alexis Galpérine, tout comme l’altiste Miguel da Silva, aujourd’hui professeur à la Haute École de musique de Genève. Da Silva a été, trente ans, durant membre du Quatuor Ysaÿe, ce miracle sonore révélé en 1988 à l’occasion du Concours international de quatuor à cordes d’Évian.5

Les Ysaÿe parvinrent à un niveau sidérant en travaillant avec les Quatuors Amadeus et LaSalle, le nec plus ultra mondial d’alors. Ils retrouvèrent, grâce à Walter Levin (1924-2017), une tradition assassinée par le nazisme. Berlinois de naissance, Levin s’enfuit en Palestine mandataire sous Hitler, s’installe ensuite aux États-Unis et y fonde le Quatuor LaSalle dont il devient le premier violon. Plus tard, il enseigne l’art du quatuor ici et là dans le monde.6 Les Ysaÿe se voient aussi aidés par la mécène française Anne Schlumberger (1905-1993).7 Ayant été informée qu’ils tiennent leurs répétitions dans un grenier de la parisienne rue de Sèvres, elle donne l’ordre que ces séances de travail se déroulent désormais dans un édifice confortable faisant face au Musée Rodin. Les relations fréquentes d’Anne Schlumberger avec le président de la République François Mitterrand aident aussi à ce que le ministère de la Culture appuie les activités de l’association Pro Quartet. Elle a vu le jour en 1987.

L’entrée en scène de Pro Quartet la transforme en facteur déclenchant de la prise en compte sérieuse de l’art du quatuor à cordes sur le sol français. Fondateur-directeur de l’entreprenante structure, Georges Zeisel (*1950) s’emploie alors à créer les interactions nécessaires. Doté d’un caractère aimable et mélancolique, il est lui-même issu d’une famille autrichienne ayant réussi à fuir les rives du Danube au temps des périls. Zeisel prendra une part active au retour par transmission – grâce à des instrumentistes jeunes – dans l’Hexagone de la grande tradition de l’Europe centrale, incarnée antan par le Quatuor Busch et par le Quatuor Amar, dont Paul Hindemith fut l’altiste. Les Ysaÿe profitent – au premier chef – de cet événement heureux. Ayant fait grande impression au cours d’un concert à la prestigieuse Académie Sibelius d’Helsinki en novembre 2023, les Lontano sont aujourd’hui parmi les branches verdoyantes de cette généalogie.

En d’autres termes, le Quatuor Lontano prend désormais rang dans un paysage international où il est à son aise. Comme les Quatuors Béla, Diotima, Ébène, Modigliani, il fait honneur à la France. On attend beaucoup de lui.

Dr. Philippe Olivier

1 Le Quatuor Parrenin se produisit entre 1942 et 1990, soit durant quarante-huit ans. Il s’agit, en l’espèce, d’une durée exceptionnelle. Les Parrenin jouaient aussi de la musique contemporaine. Ils effectuèrent environ 150 créations mondiales. Penderecki et Xenakis furent au nombre des compositeurs défendus et illustrés par le Quatuor Parrenin.

2 L’un réunit des œuvres de Copland, Ravel, Stravinsky, Novak et Berio (Cascavelle VEL 1672). On y trouve notamment un arrangement du Tombeau de Couperin pour quatuor, trois bois et harpe, signé Antonin Rey, tout comme les Folk Songs de Luciano Berio, gravés avec la mezzo-soprano Amaya Dominguez. On regrettera qu’elle n’ait pas la stabilité de ses partenaires en matière d’intonation. L’autre CD est voué à Janáček, à Dvořák et à Vladimir Sommer  (Cascavelle VEL 1651).

3 Zuzana Růžičková : Lebensfuge – Wie Bachs Musik mir half zu überleben, Propyläen, Berlin, 2019.

4 Janáček, Dvořák et Ravel sont respectivement auteurs de neuf opéras et de deux quatuors, de dix opéras et de douze quatuors, de deux opéras et d’un quatuor. Les trois opéras de Stravinsky se trouvent escortés des Trois pièces pour quatuor de 1914 et du Concertino pour quatuor de 1920.

5 Nous avons été tous atterrés d’assister à la dissolution du Quatuor Ysaÿe en 2014.

6 L’auteur du présent article dispose du tapuscrit des souvenirs de Walter Levin, inédits à ce jour en français. Ce texte est un document extraordinaire par sa pertinence artistique et son intérêt historique.

7 Issue de la H. S. P. (haute société protestante), Anne Schlumberger était en famille avec André Gide, avec les Riboud comme avec les Seydoux. Elle passa la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, où elle facilita la vie quotidienne du peintre Max Ernst (1891-1976). Pilotée par Anne Schlumberger, la Fondation varoise des Treilles devint un sanctuaire autant discret et exclusive que majeur de la musique à partir des années 1970.

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