Nouveaux triomphes pour Kirill Petrenko, directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Berlin et pour l’illustre phalange à l’occasion d’une série d’exécutions du cycle de poèmes symphoniques « Ma Patrie » de Smetana. On y aura touché la perfection. Après Berlin, ces heures mémorables se dérouleront de nouveau à Prague, lors du Festival de Printemps. Elles auront lieu pour marquer le bicentenaire de la naissance du compositeur.
J’ai entendu, ce vendredi 10 mai à Berlin, un orchestre vivant la perfection. Tous les superlatifs lui ayant été décernés depuis des lustres ont été de rigueur. L’intonation était exceptionnelle, la cohésion transcendante. Les cordes jouaient comme un seul homme, les cuivres n’avaient pas la plus petite défaillance, les vents étaient d’une légèreté hors du commun. Ces sections honorent – avec Kirill Petrenko – le père de la musique tchèque, Bedřich Smetana, dont le parcours terrestre fut à l’inverse de sa musique. Il se vit marquée par les deuils, l’installation d’acouphènes, l’arrivée et le développement de la syphilis, la mort pathétique dans un hôpital psychiatrique. Répondirent à ces calamités des pages d’une tonicité, d’une joie de vivre et d’une clarté admirables.
À l’instar de prédécesseurs fameux, nommés Rafael Kubelik ou Václav Neumann, le directeur musical des Berliner Philharmoniker a décidé de conduire les six poèmes symphoniques constituant « Ma Patrie » en l’espace d’un seul concert. Il dure 80 minutes et ne comporte pas d’entracte. Comparable – dans son étirement – à l’une des grandes symphonies de Bruckner, l’ensemble requiert une concentration permanente des instrumentistes et du chef. Tous sont fortement sollicités sans cesse. On est ainsi sidéré par le raffinement des cordes durant la fugue à cinq voix placée durant « Des Forêts et Prairies de Bohême », le quatrième formant du cycle. De son côté, Petrenko joue la transparence, l’une des caractéristiques majeures de son art. Elle convient parfaitement à la musique tchèque. La gestion par ses soins de chorals d’obédience liturgique et de danses populaires au long de ces pages ciselées, écrites entre 1872 et 1879, ne donne aucune impression de redite. On éprouve la même approche en entendant « La Moldau », second volet de l’ensemble, ou le thème introductif des harpes dans « Vyšehrad », le premier des poèmes. Il reviendra – dans une instrumentation plus large – à la fin de « Blaník », le dernier d’entre eux. Petrenko maîtrise au plus haut l’art de l’énonciation des idées fixes thématiques, pratiquées par Berlioz et par Wagner.
Donnée trois soirs consécutifs à Berlin, « Ma Patrie » sera reprise par les mêmes exécutants les 12 et 13 mai à Prague. Ces concerts marqueront le bicentenaire de la naissance de Smetana, les débuts de Kirill Petrenko en Tchéquie et le retour – après dix ans d’absence – de l’Orchestre philharmonique de Berlin dans la ville dorée. Considéré comme un trésor national majeur, le cycle signé Smetana demeure l’affirmation du nationalisme d’une terre également valorisée par Dvořák et par Janáček. Si l’Orchestre philharmonique de Berlin en donna une exécution intégrale en 1916, « Ma Patrie » ne pouvait plaire à l’Allemagne nazie. On sait son attitude à l’égard de la Tchécoslovaquie, l’affaire des Sudètes, l’instauration du Protectorat de Bohême-Moravie et les atrocités survenues au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ce comportement conduisit – en 1941 – à l’interdiction pure et simple de la programmation de certaines œuvres de Smetana. Elle tenait aussi des représailles. Deux ans auparavant, une exécution de « Ma Patrie » par la Philharmonie tchèque avait suscité des clameurs d’hostilité contre la présence hitlérienne.
Pour les esprits bienveillants, la venue de l’Orchestre philharmonique de Berlin et de Petrenko à Prague est un signe de résilience. Pour les autres, elle est susceptible de gêner. L’épopée signée par Smetana magnifie les luttes ancienne d’un peuple contre les envahisseurs venus à la fois de l’Ouest et de l’Est. Il a la mémoire longue et rancunière.
Dr. Philippe Olivier