En 1980 eut lieu dans la nuit aixoise du Palais de l’Archevêché l’une des soirées les plus anthologiques de l’histoire de la prestigieuse institution : la création in loco de la “Semiramide” de Rossini. Pendant plus de trois heures, ce soirlà, deux reines absolues du bel canto, Montserrat Caballé et Marylin Horne, auxquelles il faut immédiatement ajouter la basse chantante Samuel Ramey, se partagèrent les espaces babyloniens crées pour l’occasion par Pier Luigi Pizzi pour s’y affronter, s’y entrelacer dans des épanchements vocaux d’une perfection rare, donnant à entendre aux “happy fews” présents une science du chant faisant cause commune avec une intensité expressive de haut vol.
De là s’ouvrit ce que les musicologues baptisèrent la “Rossini Renaissance”, une lame de fond qui allait permettre pendant une vingtaine d’années de découvrir un peu partout en Europe la majorité des ouvrages du « cygne de Pesaro » : de “Tancredi” au “Voyage à Reims”, en passant par “Maometto Secondo”, “Otello”, “Bianca et Faliero”, “Ermione”… Nice ne resta pas absente de cette résurrection et, dans les années 1980¬90, on pu donc y entendre, excusez du peu, outre “Il Turco in Italia”, “La Donna del lago”, “Semiramide”, “Guillaume Tell” (en français) et “Otello”!
Pour servir ces œuvres et les restituer dans toutes leurs splendeurs, une pléiade de chanteurs se partageaient les scènes internationales : Outre ceux déjà cités plus haut, les noms de Lucia ValentiniTerrani, Martine Dupuy, June Anderson, Lella Cuberli, Cecilia Gasdia, Chris Merritt ou encore Rockwell Blake demeurent dans l’imaginaire collectif des fans du monde entier.
Mais, trêve de nostalgie et commençons par rendre justice à Marc Adam et aux forces de l’Opéra de Nice pour avoir eu l’audace de (re)programmer “Semiramide” (ouvrage absent de Nice depuis la saison 86¬87), l’un des titres les plus exigeants du Rossini “serio”.
Dernier opus crée en 1823, pour La Fenice de Venise, par celui que l’on surnommait le « Napoléon de la musique » tant il volait de triomphe en triomphe, “Semiramide” est une sorte de « chant du cygne » à l’Italie : Rossini, en effet, n’y créera plus d’ouvrages et ira s’installer à Paris pour y adapter certains de ses opus antérieurs et y donner son “Guillaume Tell”… Cadeau d’adieu donc pour le théâtre qui, en 1813, avait entendu son premier grand triomphe, “Tancredi”, mais cadeau contenant l’essence des dernières trouvailles d’une palette musicale et vocale mêlant avec maestria les tons classiques aux couleurs novatrices.
De fait, il est indispensable au début de cette chronique de saluer la prestation parfaite de l’Orchestre Philharmonique et du chœur de l’Opéra qui, sous la baguette du jeune chef grec George Petrou plutôt reconnu dans le répertoire baroque¬ offre une lecture en tous points passionnante d’une partition de plus de 3 heures de musique ! Sachant alterner des tempi vigoureux, lorsqu’il s’agit de laisser la parole aux masses chorales (foule, mages…), et extatiques, dans les volutes crées pour les duos soprano (Semiramide) mezzo (Arsace), la direction musicale ne laisse rien au hasard et impose l’attention, dans un type d’œuvre où l’orchestre semble un peu trop souvent passerà tort ! derrière les voix.
“Semiramide” est, on le sait, le triomphe des grands gosiers, condition sine qua non de son succès auprès d’un public prompt alors à délirer… Les budgets de la majorité des théâtres lyriques se réduisant de saison en saison, l’Opéra de Nice joue la carte d’un plateau sans noms d’envergure mais s’appuyant sur des artistes honnêtes avec, la soirée avançant, de belles surprises et d’autres moins…
Commençons par les premières : le rôle d’Arsace est écrit, certes, pour un type de voix bien spécifique au répertoire rossinien, le “contralto musico”, qui doit à la fois posséder des inflexions sombres et viriles dans le grave et l’aigu délicat et brillant du soprano. Cette délicieuse ambiguïté vocale se retrouvait magnifiquement chez une Horne, une ValentiniTerrani ou encore une Martine Dupuy… cette dernière, Arsace ici même il y a près de 30 ans…
Kristina Hammarström, sans avoir les moyens de ses illustres devancières, ne démérite jamais grâce à un chant intelligent, issu d’une fréquentation assidue du répertoire baroque dont elle situe le personnage dans l’exact prolongement. Sans doute manque-til encore à l’interprète la flamme et la fougue sauvage du héros antique tiraillé par ses doutes, son amour filial et son désir de vengeance mais les règles stylistiques du bel canto sont respectées et c’est là l’essentiel.
Pour sa part, la Reine de Babylone exige, depuis sa créatrice Isabelle Colbran, d’authentiques moyens de “soprano drammatico d’agilità”. En méforme depuis le début de la série des 4 représentations, ayant dû abandonner la scène à la fin du premier acte le soir de la première et remplacée pour les 2 soirées suivantes, l’américaine Joanna Mongiardo se lance dans la bataille, le soir de la dernière, à laquelle nous avons assisté, avec les moyens vocaux qui sont les siens… et qui sont ceux d’un soprano “lirico leggero”, pouvant, sans doute, être une intéressante Blonde, une Adina voire une Zerbinetta (rôles qu’elle fréquente apparemment…) mais trop éloignés ici des attentes du rôletitre. La voix ne manque pourtant pas de qualités dans l’art de la coloratura et, après un 1eracte pas totalement assuré et un “Bel raggio lusinghier” prudent, les choses se mettent en place dès le début du 2ème acte, révélant une voix intéressante et une interprète engagée voire émouvante dans son deuxième duo avec Arsace avec lequel ses moyens se marient parfaitement. On souhaite vraiment réentendre cette belle artiste en scène dans de meilleures conditions !
Côté masculin, les choses se gâtent nettement davantage. Idreno, le jeune prince des Indes, est l’un de ces rôles de ténor rossinien devant rivaliser en virtuosité et en chant orné avec ces dames tout en devant faire preuve de puissance vocale. Doté d’une jolie voix de “tenorino”, le napolitain Daniele Zanfardino ne parvient jamais à faire décoller un chant fort bien conduit, mais souvent terne, vers les accents obligatoirement attendus aujourd’hui dans des airs tels que “La speranza più soave” ou “Si, sperar voglio contento”.
Encore trouve-t-¬on dans ce chant une rigueur stylistique qui, malheureusement, fait considérablement défaut chez l’Assur de Paolo Pecchioli. Plus encore que celui d’Idreno, ce rôle exige une voix de basse belcantiste suffisamment étendue et souple pour affronter les longs passages d’agilité et de bravoure en accentuant chaque note. Dans les parties lentes et syllabiques, la tessiture doit rester centrale et ne pas oublier le legato. Audelà du chant, le rôle de l’assassin du roi Nino qu’est celui d’Assur réclame un tempérament théâtral, en particulier dans l’hallucinante scène de folie du deuxième acte. Il faut bien avouer que sur le strict plan vocal, l’interprète, doté d’un timbre sans couleur particulière, ne retient pas l’attention par l’étendue de son registre et est le plus souvent à la peine dans la colorature.
On est, pour terminer, bien incapable de parler de mise en scène (mise en espace conviendrait davantage…) pour qualifier le travail de l’allemand Jakob PetersMesser dont les exigences envers les chanteurs semblent s’être souvent limitées à disposer le chœur¬ statique¬ en fond de scène et à faire entrer côté cour et sortir côté jardin l’ensemble des solistes. Peu de « repères » dans cette nouvelle production car¬ à l’exception, au lever de rideau, d’une statuette confidentielle du dieu Baal et d’un inquiétant scorpion suspendu, tout au long du spectacle, audessus du plateau¬ rien ne distingue particulièrement l’intérieur du temple des jardins suspendus, l’intérieur du palais de la reine de la crypte finale… C’est dommage car un travail plus stimulant aurait sans nul doute pu aider davantage certains des solistes de cette “Semiramide” à gagner en émotion et en crédibilité.
Hervé Casini
24 mars 2015