Héroïne sulfureuse et figure incontournable de l’histoire de l’art et de l’opéra, Salomé incarne un mélange troublant de sensualité et de morbidité. Sa fascination pour Jochanaan, son attirance pour le danger et la transgression, font d’elle une icône ambiguë ! Inspiré d’Oscar Wilde et marqué par l’esthétique décadente de la fin du XIXe siècle, l’ouvrage rejette le rationalisme au profit d’une exaltation subjective et névrotique des sentiments.
Une mise en scène entre continuité et rupture
Le metteur en scène hongrois Kornél Mundruczó et sa complice la scénographe Monika Pórpa proposent une vision contemporaine et psychanalytique de l’opéra. Exit le palais de Galilée, remplacé par un bar de luxe inspiré de l’Hôtel Standard de New York. La haute société y apparaît comme une Babylone moderne, dominée par la manipulation, qu’elle soit économique, psychologique ou sensuelle. Cette relecture met en lumière des relations toxiques et des obsessions, offrant une réflexion cinglante sur le pouvoir et la décadence. La direction d’acteur précise s’appuie sur un plateau vocal particulièrement théâtral.
Dans cette transposition, Jochanaan abandonne son aura biblique pour devenir un intellectuel marginal et anticapitaliste, enfermé non plus dans une citerne mais dans un ascenseur. Ses prédications résonnent comme des cris de protestation contre un monde corrompu. Le metteur en scène évacue l’aspect religieux du personnage au profit d’une figure d’idéaliste radical, plus en contraste avec la haute société qu’il dénonce. Les Juifs quant à eux ont été remplacés par des émeutiers, dont on entend le tumulte en bas du gratte-ciel où se situe l’action. Ils sont observés avec indifférence par les protagonistes de la haute société, confortablement installés dans leur repaire de vices. Sexe à plusieurs, drogue, alcool, cocaïne… tous les excès y sont permis !
Exit également le tétrarque de Galilée : Hérode se mue en milliardaire à la Donald Trump. Dans son costume bleu et sa cravate orange, il revêt les traits d’un personnage grotesque et détestable. Sa gestuelle et ses actes en font un individu repoussant, fantasque et déconnecté de la réalité. Il se croit tout permis, et devient répugnant à mesure que l’opéra avance. Il va même jusqu’à violer Salomé dans la dernière partie de la danse des sept voiles, révélant ses instincts incontrôlés.
Une Salomé transgressive et torturée
L’acte unique de l’opéra de Richard Strauss culmine dans deux moments emblématiques : la danse des sept voiles, où le corps de l’interprète se dévoile, et le baiser nécrophile, aussi fascinant que déroutant. Olesya Golovneva incarne une Salomé plus proche de l’adolescente torturée que de la beauté fatale. Son interprétation met en avant une jeune fille en rébellion contre un milieu gangrené, fascinée par la voix et la parole de Jochanaan. Capricieuse vexée, elle essuie son premier refus. Son jeu d’acteur oscillera entre pulsions destructrices et quête d’affranchissement. Le discours de Jochanaan résonne en elle comme une vérité interdite, éveillant un désir inassouvi de briser les chaînes familiales et sociales qui la retiennent prisonnière.
La voix de la soprano russe riche, sensuelle et pleine s’insère parfaitement dans l’attendu straussien ! Le contraste avec son jeu de scène adolescent fonctionne à merveille, ajoutant une complexité au personnage. Elle fait preuve pour sa prise de rôle d’un engagement scénique total. Olesya Golovneva réalise elle-même la danse des sept voiles, avec beaucoup de sensualité, en racontant une histoire à travers chacun de ses mouvements. On la voit s’affirmer au fil de la représentation, gagnant en intensité. Sa voix très à l’aise dans les graves, avec un velouté charmeur, fait preuve d’une endurance à toute épreuve pour ce rôle exigeant.
Hérode et Hérodiade : un couple de pouvoir décadent
Le Hérode de John Daszak constitue une valeur sûre du plateau. Sa voix de ténor, légèrement nasillarde, s’inscrit parfaitement dans la tradition des distributions habituelles, et convient idéalement au personnage. Fantasque, excessif il se croit tout permis. À mesure que l’histoire progresse, il devient répugnant, incarnant une luxure décomplexée et un pouvoir corrompu. Son obsession pour Salomé atteint son apogée lorsqu’il va jusqu’à abuser d’elle.
Hérodiade, quant à elle, est présentée comme une femme vénéneuse, élégante mais perverse, dont la beauté sophistiquée masque une ambition sans limites. Son pouvoir repose sur une séduction maîtrisée et une manipulation habile. Elle ne recule devant rien pour préserver son statut, y compris en instrumentalisant sa propre fille. Si la prestation vocale de Tanja Ariane Baumgartner reste plutôt en retrait, le travail effectué sur son personnage se révèle essentiel. Elle fait vivre avec justesse les hésitations entre l’instinct rare de la mère protectrice et le poison familial, sur lequel Salomé prend exemple. Fidèle aux accusations de Jochanaan, elle s’adonne à la luxure avec les deux gardes, fort bien interprétés par Mark Kurmanbayev et Nicolai Elsberg. Leurs voix de basses amples et majestueuses, solennelles et profondes, apportent une puissance impressionnante à leurs personnages.
Un Jochanaan marginal et prophétique
Le rôle de Jochanaan qu’interprète le baryton-basse Gábor Bretz démontre sa grande connaissance du personnage. Sa stature imposante et son aisance dans la mise en scène renforcent l’impact de son interprétation. Il incarne une figure monolithique, un prophète de malheur dont la parole est tranchante et intransigeante.
Sa voix longue et ample, se double d’un accent autoritaire non dépourvu de noblesse. Ses attaques lancées contre la cour de Judée et particulièrement contre Hérodiade sont acerbes. Parfaitement convaincant dans le répertoire allemand, qui lui va à merveille, son Jochanaan impose le respect, et sa présence scénique impressionne autant que sa voix.
Une direction musicale habitée
Pour sa première représentation intégrale de Salomé, le chef d’orchestre finlandais Jukka-Pekka Saraste surprend et gratifie le public genevois de sa vision limpide et emportée avec l’Orchestre de la Suisse Romande qui magnifie la partition de Strauss. La musique, tour à tour voluptueuse et oppressante, vient contraster avec la noirceur de la mise en scène. Le maestro offre une lecture claire et lyrique, veillant à s’adapter aux interprètes tout en sublimant les contrastes expressifs de la partition.
Cette nouvelle production genevoise de Salomé frappe par sa modernité et sa radicalité. En dépouillant l’œuvre de son cadre biblique pour en faire un drame psychologique et social, Kornél Mundruczó renouvelle la lecture du mythe. Si cette approche peut déranger, elle révèle surtout toute la complexité des personnages et offre une réflexion glaçante sur nos propres démons. Une Salomé réussie qui ne laisse pas indifférent !
Aurélie Mazenq
31 janvier 2025
Direction musicale : Jukka-Pekka Saraste
Mise en scène : Kornél Mundruczó
Collaborateur à la mise en scène : Marcos Darbyshire
Scénographie et costumes : Monika Korpa
Lumières : Felice Ross
Dramaturgie : Kata Wéber
Chorégraphie : Csaba Molnár
Distribution :
Salomé, fille d’Hérodias : Olesya Golovneva
Jochanaan, le prophète : Gábor Bretz
Herodes, tétrarque de Judée : John Daszak
Herodias, femme d’Herodes : Tanja Ariane Baumgartner
Narraboth : Matthew Newlin
Le page d’Herodias : Ena Pongrac
Premier soldat : Mark Kurmanbayev
Deuxième soldat : Nicolai Elsberg
Premier Juif : Michael J. Scott
Deuxième Juif : Alexander Kravets
Troisième Juif : Vincent Ordonneau
Quatrième Juif : Emanuel Tomljenović
Cinquième Juif : Mark Kurmanbayev
Premier Nazaréen : Nicolai Elsberg
Deuxième Nazaréen : Rémi Garin
Un cappadocien : Peter Baekeun Cho
Orchestre de la Suisse Romande