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Auditorium Maurice Ravel – Orchestre National de Lyon 1er Février 2025 : Schubert / Mahler : le retour du Chant de la Terre

Auditorium Maurice Ravel – Orchestre National de Lyon 1er Février 2025 : Schubert / Mahler : le retour du Chant de la Terre

samedi 1 février 2025

©Yannis Adelbost

Ouvrir ce mois frileux avec un aussi attractif que cohérent itinéraire entre compositeurs autrichiens fait affluer le public en nombre à l’Auditorium. Car, outre l’assemblage esthétique sensé d’œuvres crépusculaires, l’on en apprécie la logique historique. Dans notre jeunesse, maints professionnels barbons l’auraient reniée. Heureusement, l’esprit d’une musicologie progressiste gagne aujourd’hui du terrain et le lien unissant Schubert à Mahler via Bruckner s’impose, telle une évidence. D’ailleurs, amorcer ce programme avec la brève Ouverture en sol mineur1 du Maître de Saint Florian n’aurait pu qu’accroître sa logique ou sa pertinence. Mais l’énoncé de cette remarque demeure purement formel, tant le parcours s’avère accompli.

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©Yannis Adelbost

Cordes, bois et cuivres d’une superbe présence, resplendissent en noblesse d’accents

La Symphonie N°8 en si mineur D.759Unvollendete” [Inachevée] de Franz Schubert n’ayant rien d’une rareté à Lyon, nous épargnerons à nos lecteurs sa liste d’exécutions. En revanche, qu’il soit permis d’en remémorer la plus fine dont nous ayons souvenance avec l’O.N.L : celle conduite par Rudolf Barshaï en 1980 / 1981. Depuis, aucune n’avait su atteindre cet idéal. Or, Nikolaj Szeps-Znaider rebat les cartes. Au-delà d’une mise en place soignée, intéressons-nous à la conception du chef qui, perceptiblement, rejette l’abstraction dans ces pages. Toutefois, n’ayant pu l’interroger sur ce point, gardons-nous d’avancer son adhésion à l’hypothèse (au demeurant aléatoire et discutée) les reliant à un rêve que rapporta Schubert quant à ses heurts familiaux. Quoi qu’il en soit, constatons dès l’Allegro moderato une urgence dramatique unie à une désolation nous éloignant fort à propos des restitutions larmoyantes voire sirupeuses, vil travers dont la fréquence a de quoi irriter sous des baguettes qui persistent à voir en Franz Schubert un créateur uniquement intimiste et geignard. Ainsi, passée l’inquiétante fébrilité des frémissements inhérents au thème princeps, les matériaux transitoires entre les principaux motifs laissent transpirer ici une teneur menaçante, clairement prophétique. La disposition “à la saxonne” (violons I à Jardin et violons II à Cour ; mais non “à la viennoise”, puisque les contrebasses sont à gauche et non centrées au fond) met distinctement en valeur les divers contrechants. Dans cette vision au cordeau, captivante, les timbres rivalisent de somptuosité. Cordes, bois et cuivres affirment une superbe présence, resplendissant en noblesse d’accents.

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©Yannis Adelbost

L’Andante con moto prolonge les sensations déjà collectées, s’inscrivant dans la cognation d’un Bernard Haitink avec le Koninklijk Concertgebouworkest Amsterdam2. Cependant, Nikolaj Szeps-Znaider insiste moins que son illustre devancier sur les segments qualifiables de “pré-wagnériens”, malgré une substantielle texture en pâte sonore ou un climat fiévreux. En réalité, la rudesse relative des accords, la modération des trombones (excellents) rejoint plutôt le clan des défenseurs d’un Schubert beethovénien, perceptible dès la Symphonie N°4 en ut mineur D.417 “Tragique”. Car tout chante ici avec une chaleureuse flexibilité, soulignée par les traits en courbes et contrecourbes, avant une conclusion nuancée mais moins en retrait que selon une tradition douteuse longtemps enseignée. Une authentique réussite, s’inscrivant désormais en haut du podium pour l’O.N.L, supplantant même le beau souvenir d’un Barshaï.

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©Yannis Adelbost

Galvanisé, tout l’orchestre s’investit de A à Z, jouant comme si sa vie en dépendait

Bien qu’ayant composé plusieurs cycles de Lieder avec orchestre universellement réputés, Gustav Mahler préféra classer dans le registre des symphonies Das Lied von der Erde. Assez incroyablement, l’histoire des auditions de ce Chant de la Terre à Lyon se révèle étique. Outre que la création locale attendit la saison 1981 / 1982, par Sylvain Cambreling dirigeant Mignon Dunn et Werner Götz, l’Auditorium n’accueillit ultérieurement que deux séries d’auditions : d’abord en avril 1994 avec Reinhild Runkel, Ronald Hamilton et, derechef, Cambreling à la baguette, puis en avril 2002, sous David Robertson, avec Randi Stene et Kim Begley. Ce cru ultime fut précédé de deux mois par une soirée à l’Opéra où Iván Fischer disciplinait Daniela Denschlag et Howard Haskin3. Ensuite, une faille de 23 ans nous sépara des actuels concerts.

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©Yannis Adelbost

Souffrant, Stuart Skelton est remplacé par Simon O’Neill, entre deux représentations de Das Rheingold où il chante Loge à l’Opéra Bastille. Nullement gêné par cette prouesse, presque survitaminé au contraire, le ténor néo-zélandais habite toute phrase, s’investit sur chaque mot avec un sens certes théâtral mais demeurant de bon goût. On le voit vivre mesure par mesure la partition jusqu’à son terme, même en dehors de ses propres interventions ! Avec un matériau à peine plus séduisant que celui d’un Julius Patzak (trop de Siegfried et Tristan ont érodé les moyens d’un Lohengrin), O’Neill déploie toutes ses impressionnantes ressources, en vaillance comme en ampleur, perçant l’imposante texture harmonique avec une confondante aisance. Même si le timbre s’indure, justifiant qu’il aborde désormais des rôles relevant du Spieltenor, on admire son immense professionnalisme, l’autorisant ensuite un subtil « Von der Jugend », dont les valeurs brèves exigent la finesse d’un vrai diseur, avec une petite pointe ironique délectable. Der Trunkene in Frühling subsume ses vertus : assauts vaillants et débordements enjoués d’une fausse désinvolture ad hoc rivalisent, source d’une vraie félicité. Mais que de nuances contrôlées, dont un « Was hör ich beim Erwachen? Horch! » à fondre, soutenu par le violon solo d’une Jennifer Gilbert justement décontractée. Ce, sans oublier des passages en voix mixte d’une désarmante habileté (« Der Vogel singt und lacht! »). Quel artiste classieux !

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©Yannis Adelbost

Nikolaj Szeps-Znaider et ses cors magistraux le rejoignent dès le départ en impétuosité. Inspiré, plus concentré que d’ordinaire, le chef motive sa phalange comme jamais. En voulez-vous l’attestation ? Nous atteignons là un tel degré, en perfection comme en cohésion, que nous ne mentionnerons pas telle ou tel. Voilà bien l’idéal concrétisé, auquel tout expert en la matière aspire : le moment où l’accomplissement rend la fonction du critique musical totalement inutile. Galvanisé, magnifique, tout l’orchestre s’investit de A à Z jusqu’aux plus extrêmes limites dans ce parcours sans faute, jouant comme si sa vie en dépendait, atteignant ce soir le niveau des formations attachées aux plus rayonnantes capitales européennes. En ces temps où des édiles politiques indignes licencient malproprement chœurs et instrumentistes dans plusieurs villes françaises, cette prestation prouve combien ces artistes permettent à nos concitoyens rien moins que de survivre aux épreuves grâce à la beauté d’une vraie culture, diffusée dans un univers dont la laideur croissante anéantit les plus indomptables héros.

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©soundpicturedesign

À ce titre, nous conservons pour la fin le lumineux rayon d’espérance porté par Madame Wiebke Lehmkuhl. Bouleversante d’expansion autant que d’intentions dès Der Einsame im Herbst, la contralto allemande dispense généreusement ses moyens consistants. Mais son art en prononciation les égale : « Mein Herz ist müde » aura rarement revêtu tant de significations sans en outrer le sens et « Sonne der Liebe, willst du nie mehr scheinen, um meine bittern Tränen mild aufzutrocknen? » s’épanouit, fabuleux d’articulation ! Toute la tessiture se révèle dans sa plénitude, dominée totalement, homogène, aux trois registres impeccablement soudés.

Mal rendu par les cantatrices sévères, Von der Schönheit la voit l’œil pétillant, jouant du regard comme du sourire avec un soupçon d’inflexions voluptueuses. En fusion avec tous ses partenaires, Der Abschied procure le frisson. Tous unis empruntent alors une pente ascendante constante, alliée à une émotion croissante (« Ich harre sein zum letzten Lebewohl » à pleurer) où expressivité et sobriété s’unissent dans la sensibilité. Après cela, oui, l’on peut mourir…

Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
1er Février 2025

1 La durée moyenne d’exécution pour l’Ouverture en sol mineur d’Anton Bruckner est 11 minutes.

2 Se référer à sa gravure PHILIPS accomplie datée 1975, reportée sur CD dès 1987, couplée avec la musique de scène pour Rosamunde.

3 Mille mercis à Sarah Brun, ainsi qu’à Jean-Noël Regnier et Jean-Jacques Marmouillat pour leur aide dans la reconstitution de cet historique.

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