Opera incognita, une compagnie qui sort des sentiers battus
Opera Incognita est une petite compagnie tout ce qu'il y a de plus dynamique qui depuis 2005 a l'excellente idée de venir divertir le public munichois avec des spectacles aux moyens modestes mais pleins d'inventivité et de grande qualité au pire moment de l'année pour des amateurs d'opéra : généralement à la fin du mois d'août et au début septembre. Le Théâtre national est en vacances, le Theater-am-Gärtnerplatz aussi et les grands festivals de la région (Bayreuth, Salzbourg ou Innsbruck pour ne citer qu'eux) sont terminés ou sur le point de l'être. C'est alors que comme un bon vent rafraîchissant, la petite compagnie vient chaque année présenter un nouveau spectacle dans des lieux souvent insolites mais bien adaptés à l’œuvre choisie : le beau bassin de natation Jugendstil du Müllersches Volksbad, le Cirque Krone, un vieil amphithéâtre de l'Université, un grand passage souterrain désaffecté, l'église royale de la Résidence, une salle jouxtant le palais de Nymphenburg, j'en passe et des meilleures.
Cette année, Opera Incognita s'en est revenue plonger dans le bassin du Volksbad pour y présenter son nouveau spectacle : Queen Poppea, un spectacle qui met en scène et en bassin l'Incoronazione di Poppea de Monteverdi, auquel viennent harmonieusement s'ajouter des arrangements pour solistes et chœur de chansons du groupe Queen et de son génial cofondateur, compositeur et interprète Freddy Mercury.
Les spectacles d'Opera Incognita sont très recherchés par les amateurs d'opéra, mais ils attirent aussi un public plus large, et cela correspond bien à la philosophie des maîtres d’œuvre de la compagnie. Ainsi cette année, les neuf représentations de Queen Poppea se jouent-elles à guichet fermé. L'objectif et l'idée directrice d'Opera Incognita est de sélectionner des opéras exceptionnels et de les rendre accessibles à un public établi ainsi qu'à un jeune public. Le metteur en scène Andreas Wiedermann et le chef d'orchestre Ernst Bartmann, qui président aux destinées d'Opera Incognita, choisissent des œuvres qui doivent représenter un défi scénique et musical. Le projet a vu le jour en 2005 avec Armide de Chr. W. Gluck, il s'est poursuivi en 2006 avec Axur de Salieri, puis en 2007 avec Les Perses d'Eschyle et Dardanus de Jean-Philippe Rameau. Depuis, des productions des époques stylistiques les plus diverses ont suivi chaque année, dont quelques premières munichoises de grandes œuvres. La particularité de ces mises en scène est l'étroite collaboration entre le directeur musical et le metteur en scène : tous deux sont présents lors des répétitions et étudient les pièces de concert. Il en résulte une symbiose plus forte entre la musique et la mise en scène, ce qui représente une approche qui ne serait pas réalisable dans les maisons établies. Les acteurs, souvent encore très jeunes et inconnus, sont pour la plupart diplômés des conservatoires de musique. Ils ont ainsi la possibilité d'acquérir de l'expérience avec de grandes œuvres scéniques et de s'ouvrir ainsi la porte à d'autres projets de renom.
QUEEN POPPEA
La Nouvelle Rome à l'apogée de l'hédonisme. La corruption, l'intrigue et le populisme, mais aussi le désir de réforme, caractérisent la vie sociopolitique de la métropole. L'empereur Néron règne sur une nuée de favoris et de lobbyistes, la prostituée Poppea entame une liaison avec lui afin de devenir la première dame. L'élite intellectuelle du pays s'agite elle-même dans les cercles politiques afin de peaufiner sa carrière et d'étendre son influence sur le destin politique de la nation. Néron gouverne un pays divisé. Le peuple n'a pas de voix. On y entend une élite hédoniste qui ne se préoccupe guère des questions sociopolitiques, et des activistes radicalisés qui s'emparent eux-mêmes du pouvoir, tel est le point de départ de l'un des projets de théâtre musical les plus légendaires et les plus spectaculaires du 17e siècle.
Opera Incognita présente sa propre adaptation de ce chef-d'œuvre de l'histoire de la musique, Et c'est la troisième fois que l'inventive et dynamique compagnie se produit dans la piscine pour dames du Müllersches Volksbad de Munich. Avec dix solistes, neuf musiciens et un grand ensemble de chœurs (par quarante), elle met en scène le portrait futuriste fictif d'une danse sociale sur un volcan qui comme tous les volcans italiens a les pieds dans l'eau. Sur le plan musical, la soirée met en contraste la musique de Monteverdi avec les grands hymnes musicaux des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix : Ernst Bartmann a composé des arrangements des chansons de Queen pour solistes et chœur en une dernière grande fête néobaroque devant la ligne d'horizon de notre monde toujours plus poreux et fébrile. L'extinction constante des valeurs culturelles, l'écho des modèles constructifs du monde dans les chambres d'écho du capitalisme, l'addiction aux plates-formes sociales sont autant de thèmes abordés.
Le Müllersches Volsbad, un endroit bien adapté à l'opéra de Monteverdi
Le Müllersches Volksbad est une piscine intérieure et un espace sauna munichois dont la construction dans le style Jugendstil (Art nouveau) néo-baroque fut achevée en 1901. Son architecture et son aménagement intérieur en font l'un des plus beaux bains publics d'Europe. Outre les espaces sauna, il comporte deux piscines dont la plus petite (environ 18 × 11 m) servait jusqu’en 1989 exclusivement comme piscine pour dames. C'est dans et autour de cette piscine pour dames qu'est jouée la nouvelle production d'Opéra Incognita. Point n'est besoin d'y aménager un décor car de larges éléments décoratifs de style baroque descendent dans les piscines, avec des motifs marins, du stuc, des balustrades en fer forgé et des balustrades en bois, ainsi qu'une grande tête de gargouille marine dont la gueule faisait autrefois jaillir de l'eau. La piscine pour dames comporte un étage en balcon. Les spectateurs sont installés sur trois côtés de la piscine et du balcon. Les chanteurs et les chœurs évoluent tout autour de la piscine et plongent et nagent souvent dans le bassin. Le thème aquatique est bien présent dans l’œuvre de Monteverdi et dans l'histoire de Néron : l'empereur poète imagina de faire mourir sa propre mère Agrippine dans un naufrage dont elle réchappa ; il avait fait construire des thermes dont le plan symétrique devait devenir caractéristique des grands thermes impériaux du IIe siècle ; selon Tacite, Sénèque s'est tranché les veines dans un bain chaud, l'exil auquel Ottavia est forcée la confine sur l'île de Pandataria.
La mise en scène d'Andreas Wiedermann utilise pleinement les atouts du lieu. Les noyades ou les supplices aquatiques y sont fréquents. D'entrée de jeu, une vieille femme noble arrive dans un fauteuil roulant poussé par des serviteurs, on lui donne à boire et une pomme à croquer. La boisson et la pomme sont empoisonnées et on précipite la mourante dans le bassin. Des nageurs plongent pour ramener et faire disparaître son cadavre. Sénèque se donne la mort dans la piscine, entouré du chœur qui chante à l'entour du philosophe. Les lumières de Jan Robert Sutter projettent des réverbérations en forme de vagues lumineuses ondoyantes sur les parois et le plafond en coupole de la piscine pour dames, au point que par moment les spectateurs ont l'impression d'être plongés dans un aquarium. Pour symboliser l'exil de Poppée, des choristes porteurs de maquettes de voiliers longent la piscine. Chose amusante, à l'entracte quelques spectateurs ont passé le maillot pour se plonger à leur tour dans les eaux chaudes de la piscine. Aux autres spectateurs, il avait été conseillé de s'habiller de manière décontractée, les risques d'aspersion étaient bien réels. Bref, on est dans le bain !
L'élément aquatique, le bruit des clapotis et des plongeons n'ont pas rendu la tâche aisée au petit orchestre placé au balcon arrière, mais Ernst Bartmann est parvenu à les intégrer dans sa composition, s'aidant aussi d'instruments contemporains comme le clavecin et la basse électriques et reproduisant les sons liquides et coulés du verrophone. Dans cet environnement saturé d'humidité, il était de toute façon impensable de jouer sur des instruments baroques d'époque. Les chanteuses et chanteurs ont réussi des prouesses comme celles de chanter tout en nageant, en brasse ou, comme Poppea, sur le dos, et semblaient se jouer de la moiteur ambiante.
Au thème aquatique et à la mythologie antique, Andreas Wiedermann a ajouté une référence biblique, celle de la pomme d'Adam et Ève, qui est en soi empoisonnée puisqu'elle a conduit nos premiers parents à devoir travailler, un pensum que nous subissons encore aujourd'hui. La pomme, on a pu le lire, apparaît dès l'entame, Adam et Ève apparaîtront plus tard pour un pantomime répétant la gestuelle connue de nos premiers parents, des pommes seront jetées dans la piscine où elles viendront rejoindre des pots dorés flottants porteurs de palmes installés par la décoratrice Aylin Kaip, qui est aussi l'excellente costumière de la production : ses costumes sont aussi originaux que sexy, tout simplement somptueux, d'autant plus que la plupart des jeunes chanteuses ont des corps sveltes comme celui des mannequins et souples comme celui des danseuses.
Quant aux intermèdes des chansons de Queen interprétées par le chœur, Wiedermann et Bartmann ont choisi des textes qui correspondaient bien à l'esprit du texte du livret de Giovanni Francesco Busenello. Croyez-le ou non, on comprend mieux la résignation de Sénèque lors de son suicide lorsque le chœur accompagne son départ vers les Champs Élyséens en chantant "Who Wants to Live Forever" ! Sénèque est chanté par la basse brésilienne Robson Bueno Tavares, un chanteur à la voix puissante, magnifiquement projetée, qui remporta le prix brésilien du concours Maria Callas en 2009. Seul protagoniste masculin de la soirée, il a su, comme ses compagnes, utiliser à bon escient les particularités acoustiques particulières au huis-clos thermal de la chaude piscine. Frauke Mayer donne une Poppea vibrante, sensuelle et, même si son personnage est celui d'une prostituée, impérative et impériale avant même de le devenir en fin d'opéra. On la trouvera peut-être encore plus masculine dans son interprétation, que le Nerone de Karin Torbjörnsdottir, une mezzo-soprano islandaise ravissante au timbre clair, léger et sensuel, et dont le spectre sonore est remarquablement étendu. La mezzo-soprano Jessica Poppe est particulièrement émouvante, poignante, déchirante même, dans les célèbres lamentations d'Ottavia " A Dio Roma, a Dio Patria, amici a Dio"». Autre mezzo-soprano, Carolin Ritter peine un court moment à prendre ses marques en Ottone mais trouve rapidement le juste ton et la juste puissance pour interpréter l'amant éconduit. On est charmés par l'Amore victorieux du soprano argenté de Johanna Schumertl et par l'excellente Drusilia de la soprano munichoise Julia Heiler. Et quel bonheur que ce final du duo amoureux " Pur ti miro, pur ti godo " si magnifiquement interprété par Frauke Mayer et Karin Torbjörnsdottir que l'on a envie de pardonner et d'oublier les turpitudes infâmes et la scélératesse de leurs personnages. Ils chantent du balcon, sous lequel les choristes se livrent aux lascivités de l'amour groupé en grappes.
La mise en scène d'Andreas Wiedermann et les arrangements d'Ernst Bartmann, la proximité des chanteuses et chanteurs, leur talent, l'introduction des chansons de Queen, le lieu enfin de la représentation, tout cela a contribué à rendre l’œuvre de Monteverdi totalement accessible, compréhensible et par-dessus tout actuelle. Un fantastique travail d'équipe salué par l'immense ovation du public.
Luc-Henri ROGER
Distribution du 6 septembre 2023
Mise en scène Andreas Wiedermann
Direction musicale et arrangements Ernst Bartmann
Décors et costumes Aylin Kaip
Poppea Frauke Mayer
Nerone Karin Torbjörnsdottir
Ottavia Jessica Popp
Ottone Carolin Ritter
Seneca Robson Bueno Tavares
Drusilla Julia Heiler
Amore Johanna Schumertl