Voici derechef un programme d’une notable cohérence, placé sous le signe de l’héroïsme triomphant. En outre, au-delà de cette implicite thématique, l’unité esthétique rayonne. Réunir ces trois compositeurs fait sens. D’abord Wagner et Liszt, deux des plus éminents apôtres de la « Musique de l’Avenir » [rappel : formule initiée, vers 1850, par la Princesse Carolyne zu Sayn-Wittgenstein, lors d’un débat esthétique à l’Altenburg de Weimar]. Ensuite, Richard Strauss, l’un de leurs plus resplendissants héritiers, peut-être l’ultime thaumaturge des sons.
Malgré ces réserves, le charme opère, tout respirant une radieuse majesté
Les affinités de Nikolaj Szeps-Znaider avec Wagner s’affirment depuis le début de son mandat en tant que Directeur musical de l’O.N.L. Si l’on regrette Der Fliegende Holländer (en concert) – programmé mais annulé pour cause de Covid en 2020 – il nous a déjà gratifiés d’ouvertures ou préludes très concluants. Ce soir, le choix du Prélude à l’Acte I de Lohengrin figure parmi les tests les plus décisifs pour jauger la subtilité, le soyeux, la translucidité des cordes, en particulier en raison de la division des violons en huit parties et de l’utilisation intense des sons harmoniques. Dans cette fabuleuse construction en arc, obtenir les tons d’enluminure médiévale requis n’a rien d’aisé. À la différence de ce qui se passa lors de l’ultime reprise à l’Opéra de Lyon, l’O.N.L possède des violons I et II en nombre suffisant, créant la magie, en jouant très nuancé mais avec une ample envergure. Magique aussi s’avère l’entrée de la petite harmonie. Les teintes bleu-argent chères à Thomas Mann s’imposent à l’esprit, sans y avoir songé préalablement. Ce qui a valeur de signe. Seul un surcroît de mystère serait le bienvenu.
Quand s’ajoute la franchise des cors et cordes graves, l’on décolle irrésistiblement. Le tempo retenu favorise l’apogée, même si, objectivement, on a entendu tutti davantage saillant dans l’acmé du leitmotiv du Saint Graal double forte. Malgré ces réserves, le charme opère, tout respirant une radieuse majesté. L’interprétation reste perfectible, mais pourrait rejoindre les plus grandes, tant elle arbore une authentique classe autant qu’une souveraine luminosité.
Foin d’effets racoleurs, dans cette conception éminemment résolue, constamment musicale
Une rapide mise au point historique n’a rien d’inutile s’agissant des concertos de Franz Liszt.
Outre ses diverses autres créations pour piano et orchestre, rappelons qu’il nous laisse trois partitions portant l’appellation de concerto. Car, au-delà des deux universellement diffusés, mentionnons l’existence d’un initial Concerto en Mi bémol Majeur – redécouvert seulement en 1988, et que l’on devrait dénommer “N°0” – écrit au terme de l’idylle vécue avec Marie d’Agoult à Genève, soit en 18361. Dans la même tonalité, le dénommé par lui « Concerto N°1 » fut créé par son auteur en 1855, sous la direction d’Hector Berlioz, à Weimar. Ville où le Concerto N°2 en La Majeur, qui nous occupe ce soir, voit également le jour, le 7 janvier 1857, Liszt dirigeant son élève Hans Bronsart von Schellendorff au clavier. Le plan en un seul jet, où l’on distingue seulement des parties – non des mouvements véritables – s’articule sur un monothématisme dont les métamorphoses inouïes renouvellent perpétuellement le sujet.
Dès l’énoncé du thème, l’on ressent une franche implication de l’orchestre. Celle du pianiste exige ici une parure musclée mais sans excès ni débordements, car la puissance doit toujours rester soumise au contrôle. Kirill Gerstein possède les deux vertus. Soutenu par des cordes d’opulente étoffe, il impose une vision à la fois maitrisée et délicate de l’introduction, avec une constante attention à ses partenaires, tandis que le chef saisit parfaitement les enjeux dans ces pages de dimension symphonique, ponctuées de phases chambristes (saillant concours de Nicolas Hartmann au violoncelle solo, auquel succèdent des flûtes enchanteresses !).
L’attaque de l’Allegro deciso (second segment de la 2ème partie) s’avère saisissante. Les courses effrénées sur le clavier n’effrayent en rien Gerstein qui, sur le plan de la difficulté vaincue, emporte l’adhésion. Tout au moins, la palette des coloris pourrait croître. À partir du Marziale et plus encore dans la strette finale, l’image d’un Méphistophélès monté sur pointes – comme dans le 3ème mouvement de la Faust Sinfonie – nous hante. Foin d’effets racoleurs, dans cette conception éminemment résolue, constamment musicale, ne versant jamais dans le travers de la monumentalité marmoréenne et qui, assurément, s’affinera avec le temps.
En généreux bis, le 2ème Intermezzo en Ré bémol Majeur de Francis Poulenc et la Valse en La bémol Majeur Opus 69 N°1 dite “l’Adieu” de Chopin, révèlent d’autres facettes d’un passionnant artiste, justement acclamé par la salle et l’ensemble des instrumentistes.
Quelle pâte sonore luxuriante, idéalement straussienne, génératrice d’extase !
À la différence des pages orchestrales de Liszt, trop délaissées céans depuis l’ère Jun Märkl, celles de Richard Strauss ponctuent régulièrement la vie de l’O.N.L. Parmi ses poèmes symphoniques, Ein Heldenleben Opus 402 exige endurance et conscience du geste pictural.
En 46’, dirigeant de mémoire, Nikolaj Szeps-Znaider prouve qu’il domine cette partition exigeante, absolument autobiographique. La section princeps – dédiée au Héros – témoigne d’une conception sans doute plus proche du fondu karajanesque que de la profusion luxuriante façon Solti ou de l’hédonisme d’un Rudolf Kempe. Ici, le nécessaire sens de la narration ne fait point défaut. À ce titre, les grincements des bois (magistraux !) – proches du caquètement – des adversaires du Héros dessinent parfaitement des critiques musicaux aigris, plus vrais que nature ! Le violon solo de Jennifer Gilbert (à qui Strauss convient toujours idéalement) renouvelle son incarnation de l’épouse du Héros avec une taquinerie accrue. Cette fois-ci, nous discernons presque la silhouette de Pauline Strauss-De Ahna jaillir des coups d’archet. Son dialogue, avec le compositeur symbolisé par les cordes graves bougonnes, atteint une allure plus savoureuse que de coutume, sans exclure la tendresse. Comme subjuguées par la performance de leur Konzertmeisterin, les cordes aiguës renouent avec un soyeux munichois – sinon viennois – qui se raréfie à l’O.N.L depuis la fin du mandat Märkl (décidément… !).
Moment toujours attendu, Le champ de bataille du héros constitue la pierre de touche sur laquelle achoppent les baguettes dépourvues d’expérience ou d’esprit visionnaire. Lancée par la péremptoire autant qu’impeccable attaque des trompettes placées en coulisse côté Jardin, cette section tumultueuse subjugue, ne se départant nullement d’une grandeur charismatique, à laquelle contribuent des pupitres de cuivres et percussions en grande forme (trompettes et tubas bouchés irréprochables). Quel saisissant relief jusqu’à la section consacrant la victoire du Héros ! Quelle pâte sonore luxuriante, idéalement straussienne, génératrice d’extase !
Après un tel sommet, réussir Les Œuvres de paix du Héros n’a rien d’évident. Pourtant, l’envoûtement demeure, les protagonistes continuant sur leur lancée, avec une mention pour le soutien des harpes – sonores autant qu’enchanteresses – d’Éléonore Euler-Cabantous et Joanna Ohlmann. La transition vers les ultimes sections (Fuite du monde et accomplissement du Héros) laisse sourdre une émotion à laquelle participe la nostalgie des interventions de bassons et contrebasson, puis les trombones impérieux succédant à la corde de mi en apesanteur de Jennifer Gilbert.
Au terme de ce parcours accompli, l’on se surprend à étancher une larme furtive. Un franc coup de chapeau au chef et à sa phalange pour une si flagrante compréhension des enjeux !
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
1L’œuvre a été gravée par Jenő Jandó et l’Orchestre d’État Hongrois dirigé par Lamberto Gardelli (Hungaroton).
2En français : Une vie de Héros.