Annoncée, dès la présentation de la saison, comme une (re)lecture regardant résolument du côté du monde moderne, la chorégraphie de Martin Chaix – déjà présentée à l’Opéra National du Rhin en début d’année – permet au plus célèbre ballet romantique français de réussir son entrée au Répertoire du Ballet Nice Méditerranée.
On prétend que Tchaïkovski avait pour habitude de relire systématiquement la partition de Giselle avant de s’attaquer à l’écriture d’un nouveau ballet. Comme beaucoup de ses contemporains, le compositeur du Lac des Cygnes admirait sans doute l’esprit d’innovation distillé par Adolphe Adam dans sa musique de ballet où leitmotivs et art de la fugue apportent un vent de renouveau bienvenu en ces années 1840…
Une partition mêlant avec bonheur à la musique d’Adolphe Adam les Symphonies de Louise Farrenc
On dit souvent des versions décapantes, dépoussiérées ou tout au moins des relectures, que pour pleinement les apprécier, il faut absolument oublier l’original ! Pourtant, l’amateur éclairé de musique classique, d’opéra et, sans doute aussi, de ballet est sensé savoir que la question de la version « originale » a souvent peu de sens dans des genres ou tout n’a été, à y bien regarder, que perpétuelle (re)création. De fait, en 1841, la musique d’Adolphe Adam apportait des innovations musicales évidentes par rapport au monde du ballet qui lui avait précédé – celui, pour n’en citer qu’un exemple, déjà archétypal, de La Sylphide de Schneitzhoeffer – en faisant danser, en particulier, les Wilis sur un rythme de fugue. En outre, dès la création, les caprices chorégraphiques des unes et des autres, avaient l’habitude d’inclure des pièces supplémentaires ! De fait, l’idée d’inclure, dans ce spectacle, à la partition d’Adam des extraits des symphonies de Louise Farrenc (1804-1875) – l’une des compositrices les plus prolixes de son époque et pourtant encore si peu jouée ! – est à la fois audacieuse et totalement bienvenue puisque s’inscrivant, au final, dans la continuité de cet ouvrage.
De même, confier à une femme chef d’orchestre les rênes musicales de cette musique, mêlant deux figures musicales à la postérité finalement restreinte aujourd’hui, permet également de donner un énième exemple des bouleversements positifs que le monde de la direction d’orchestre connaît depuis maintenant plusieurs années. A la tête de l’orchestre philharmonique de Nice – quel plaisir d’entendre le ballet avec l’orchestre en fosse et non pas une simple bande-son comme c’est malheureusement si souvent le cas dans les soirées de ce genre ! – l’italienne Beatrice Venezi dirige avec beaucoup de sensibilité la partition d’Adam y mêlant, sans aucun paradoxe, la fougue weberienne voire beethovénienne émanant des allegro, minuetto, scherzo vivace des trois symphonies de Farrenc.
Un point de départ identique au livret original qui conduit progressivement à un acte de libération…
Là encore, le propre des grandes œuvres du patrimoine artistique est de pouvoir rencontrer leur – nouveau – public à travers les époques. Comme le fait observer, dans le programme de salle, Eric Vu-An, directeur artistique du Ballet Nice Méditerranée, le projet chorégraphique de Martin Chaix s’inscrit avec détermination dans une société en pleine évolution où « tout n’est pas figé » et où « les mentalités changent ». Pour autant, cela ne signifie pas entrer dans une démarche déconstructionniste puisque, tant sur l’aspect chorégraphique – on est bien dans un ballet sur pointes ! – que sur le plan dramaturgique – l’héroïne principale demeure une amoureuse sans limite de la danse et de l’homme qu’elle aime -, Martin Chaix et sa dramaturge Ulrike Wörner von Fabmann parviennent à garder le meilleur de la tradition du grand ballet romantique tout en permettant aux personnages de ne plus subir mais de décider de leur destinée.
Certes, au lever de rideau, le spectateur ne se retrouve pas sur les bords riants du Rhin, face à l’humble chaumière où vivent Giselle et sa mère, Berthe – absente d’ailleurs de cette chorégraphie – d’où sont sensées se distinguer, dans le lointain, les tourelles de la demeure féodale des seigneurs de la contrée. Au deuxième acte, pas davantage de forêt magique, de tombe de Giselle – toujours bien vivante d’ailleurs ! – ni de croix…
Pour être davantage en prise avec notre temps – même si les costumes de ce spectacle, signés Catherine Voeffray, semblent davantage empruntés à l’immédiat après deuxième Guerre Mondiale – c’est dans un lieu de passage et de socialisation éventuelle, qui pourrait être le hall d’une grande gare tapissée de quelques affiches publicitaires, que prend place un premier acte où les relations amicales et amoureuses des uns et des autres (et plus particulièrement de Giselle, Bathilde, Hilarion et Albrecht) se font et se défont à la lueur d’une lumière qui n’est pas celle issue d’un chaud rayon de soleil matinal dans la clairière mais provient davantage des néons blafards qui viennent parachever le décor (Thomas Mika). Si l’acte II se poursuit dans la transposition du livret, romantique en diable et signé Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Théophile Gautier, traditionnellement situé dans une forêt mystérieuse où de hautes herbes, toutes proches, se mêlent aux roseaux d’un étang animé, la nuit tombée, par la ronde des Wilis, il n’en oblitère pas pour autant le côté interlope et inquiétant de l’action. De fait, c’est bien dans un lieu boisé, baigné d’une lumière nocturne et toujours bleuâtre – efficace conception de Tom Kiefstad – finalement étrangement proche de l’univers de la création, que Myrtha et sa bande de Wilis, pour certains transgenres, vont échafauder leur plan pour faire d’Albrecht, un amant mieux aimant et répondant enfin aux attentes d’une Giselle, émancipée et progressivement libérée du joug phallocratique ambiant.
Un Ballet Nice Méditerranée d’une parfaite homogénéité, des demi-solistes et solistes totalement adaptés dans leurs incarnations
Qu’il soit permis d’écrire que c’est sous l’angle de la performance dansée que cette Giselle donne les plus grandes satisfactions : tout d’abord avec l’Albrecht, en version « bad boy », dansé par Zhani Lukaj, remarquable par la hardiesse et la vigueur de ses tours et par un mouvement de bras en spirales, particulièrement adapté au côté prédateur – mais débrayé ! – du bellâtre. La progression psychologique du personnage est, en outre, tout à fait intéressante pour nous le révéler furieusement romantique dans un « Pas de deux » final où le danseur s’exprime par une technique sans faille, faite à la fois de virilité robuste et d’une sensibilité nouvelle à laquelle son incarnation ne nous avait pas encore habitué. Une performance de très grande qualité.
Dans cette relecture, le personnage d’Hilarion n’est pas du tout le brutal garde-chasse habituel mais, bien au contraire, l’ami et confident des amours malheureuses de l’héroïne. Charismatique, Théodore Nelson offre dans ses mouvements une agilité féline qui, elle aussi, fait bon ménage avec l’élégance du geste.
Si l’on apprécie l’énergique sensualité de la Bathilde de Julie Magnon – plus du tout princesse ici mais davantage séductrice vénéneuse -, c’est la Myrtha de l’italienne Ilenia Vinci qui s’impose, pour nous, en meneuse de Wilis au maquillage suggestif et à la tenue de cuir sexy. Avec cette danseuse, issue de l’école de danse Rosella Hightower à Cannes, ayant participé à des spectacles du ballet Maurice Béjart de Lausanne et de la troupe du ballet d’État de Bavière – dont elle fut membre -, la beauté visuelle du spectacle monte de quelques degrés, non seulement dans sa célèbre variation mais également lorsque, sur les extraits symphoniques de Louise Farrenc, Ilenia Vinci, au milieu d’une communauté interlope, fait totalement corps avec la troupe tout en parvenant à dégager la force de sa belle personnalité. Un moment de grâce.
Enfin, il faut rendre à la Giselle de Veronica Colombo d’être totalement entrée dans ce que Martin Chaix souhaite ici faire d’elle : un personnage incarné dont on suit l’émancipation sur scène et l’accès à une féminité libérée. Si certaines des variations habituelles de l’héroïne ne lui sont pas confiées ici, ce n’est pas aux dépens de la psychologie du personnage. Dotée d’un physique d’héroïne romantique, Veronica Colombo – elle aussi d’origine italienne – est une Giselle de notre temps, dont le feu et l’énergie couvent sous l’apparente fragilité. Dans le Pas de deux du deuxième acte, c’est merveille de la voir partager avec son partenaire, a priori si opposé à elle, des enchaînements de portés et d’arabesques où les deux danseurs, enfin pleinement souriants, ne finiront par ne faire plus qu’un ! Un moment suspendu.
C’est encore au corps de ballet tout entier que Martin Chaix semble avoir réservé la meilleure part de sa veine chorégraphique : on se plaît ici à attendre comment tel ou tel groupe de danseurs – parfois de sexe opposé, parfois de même sexe – va se former, le temps d’un bref instant musical, puis se défaire pour peut-être mieux se retrouver au sein du groupe tout entier : ici, la notion de corps retrouve toute sa noblesse d’expression.
Au final, une bien belle entrée au répertoire qui nous aura permis de réentendre la musique d’Adolphe Adam et de découvrir celle de Louise Farrenc, magnifiée par le plus beau des langages : celui des corps dansants.
Hervé CASINI
27 décembre 2023
Le programme
Giselle, ou les Wilis
Ballet romantique en deux actes donné pour la première fois à l’Académie Royale de Musique de Paris, le 28 juin 1841
Musique : Adolphe Adam (1803-1856) et, pour les musiques additionnelles, Louise Farrenc (1804-1875)
Livret : Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges (1799-1875) et Théophile Gautier (1811-1872)
Ballet Nice Méditerranée
Chorégraphie : Martin Chaix
Dramaturgie : Ulrike Wörner von Fabmann
Décors : Thomas Mika
Costumes : Catherine Voeffray
Lumières : Tom Klefstad
Répétiteur : Vincent Chaillet
Orchestre Philharmonique de Nice, direction : Beatrice Venezi
Distribution :
Giselle : Veronica Colombo
Bathilde : Julie Magnon Verdier
Myrtha : Ilenia Vinci
Albrecht : Zhani Lukaj
Hilarion : Théodore Nelson
Zulma : Virginia Meneguzzo
Moyna : Alicia Fabry