C’est à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Jacques Offenbach (1819-1880) qu’est paru le volume Offenbach, musicien européen réunissant les 29 communications d’un colloque qui s’est déroulé en juin 2019 à Cologne puis à Paris. Jean-Claude Yon, Arnold Jacobshagen et Ralf-Olivier Schwarz ont dirigé les quatre journées de rencontres consacrées au musicien. L’introduction énumère ce qui a été fait en matière éditoriale. La scène a également contribué à faire redécouvrir Offenbach. Certes l’enregistrement de Maître Péronilla (1878) au Théâtre des Champs-Élysées a été un moment fort. Mais il ne faut pas oublier les deux recréations qu’ont été Les Fées du Rhin à l’Opéra de Tours (2018) et Barkouf à l’Opéra du Rhin (2018-2019).
En titrant le livre Offenbach, musicien européen, les auteurs ne surprennent pas quand on sait la place qu’a occupée le compositeur un peu partout dans les pays germaniques et dans la Mitteleuropa. En dehors de Paris, Bads Ems, Vienne, Prague viennent à l’esprit. Les autres capitales européennes, notamment celles du sud, Madrid ou Lisbonne, ont aussi été des espaces d’élection pour l’Offenbachiade.
L’ouvrage se divise en trois parties : les étapes d’une vie et d’une œuvre, des regards sur le répertoire, enfin la diffusion et la réception des ouvrages et la postérité d’Offenbach. Les communications sont réparties entre des spécialistes allemands et français, les premiers en majorité. Sans doute n’aurait-il pas été inutile de publier de courtes notices biographiques des différents participants.
La première partie revient sur des moments importants du début de la carrière du musicien.
À la Comédie-Française (1850-1855) Roxane Martin montre comment Offenbach, nommé par Arsène Houssaye sans la bénédiction de tous les sociétaires, va moderniser les musiques qui accompagnent le théâtre parlé ou chanté. Le romantisme prôné par Houssaye (la Bataille d’Hernani continuerait-elle ?) ne contrevient pas au réemploi de musiques d’époque auxquelles Offenbach recourt par exemple dans sa réécriture de la partition du Malade imaginaire.
Durant cette même période il créé à la salle Herz plusieurs ouvrages lors des concerts annuels en 1853, 1854 et 1855. C’est dans ce lieu qui fonctionne un peu comme un théâtre de salon que sera donné Le Trésor à Mathurin qui deviendra Le Mariage aux lanternes, une des très belles opérettes d’Offenbach, en 1857.
Dans Pépito (1853) enfin, ouvrage sur lequel porte la communication de Richard Sherr, le compositeur doit dissimuler certaines allusions musicales à Nicolò notamment et même couper sa propre « Chanson de Fortunio » que Delaunay n’avait pu interpréter à la Comédie-française afin de ne pas révéler l’emprunt trop visible fait aux Premières Armes, la pièce de Scribe.
Toujours dans cette première partie, Emmanuelle Delattre-Destemberg se penche, à propos de la création à l’Opéra en 1860 du ballet Le Papillon, sur « les coulisses d’un rendez-vous à succès manqué ». Il est question dans la presse beaucoup plus du retour à Paris de la chorégraphe Marie Taglioni que du compositeur. Offenbach ne saura d’ailleurs pas tirer parti du succès de son ballet pour démontrer ce qu’il pouvait apporter comme musicien à la scène nationale.
Les regards sur l’œuvre permettent de dégager certaines techniques de composition d’Offenbach.
L’article d’Alexander Grün permet de comprendre comment le compositeur conçoit un final. Dans celui du premier acte du Roi Carotte, ouvrage qualifié par l’auteur de « blockbuster opératique » , la gestion du temps narratif permet de dérouler une action performative et de trouver un rythme qui n’a rien à envier aux strettes les plus enlevées de Rossini. Dans une contribution très riche Anatol Stefan Riemer étudie la « relation entre mélodie et accompagnement dans la conception thématique de Jacques Offenbach ». Dans Les Fées du Rhin (1864), par exemple, « Le Chant des Elfes (…) sert de paradigme pour démontrer le développement systématique d’un thème sur la base d’une structure déjà établie auparavant dans l’accompagnement ». Ailleurs la variété de l’unité harmonique se retrouve « dans le fait que de petits fragments de la mélodie passent à l’accompagnement et inversement. » L’analyse qu’applique Hugo Rodriguez aux « Couplets des rois » dans La Belle Hélène permet de montrer que la désarticulation du texte est toujours intentionnelle. La version de censure primitive n’aurait pas permis les effets les plus grotesques, au point de faire d’Agamemnon, le roi barbu / « Bu qui s’avance » une préfiguration d’un personnage excentrique comme Ubu Roi.
Dans l’article « Jacques Offenbach et le grand spectacle au théâtre impérial du Châtelet (1862-1869) », communication due à Gesa Zur Nieden, est soulignée la place que prend la musique du compositeur dans les féeries et les revues. Offenbach à partir de cette expérience ne cessera surtout après 1870 d’agrandir ses ouvrages, les nouveaux comme les plus anciens repris au théâtre de la Gaîté.
Le chapitre de Stéphanie Schroedter sur les danses bouffonnes ne s’appuie pas suffisamment sur un corpus complet des ballets chez Offenbach. Certes dans La Vie parisienne les danses « sont surtout l’expression d’une dynamique extérieure et intérieure qui saisit les représentants de tous les milieux de la société », mais les ballets eux-mêmes investissent chez le compositeur d’autres fonctions dont le décompte et l’analyse restent à faire. Le propos en dépit de cette limite est stimulant.
Très pertinentes sont les communications sur la diffusion de l’œuvre qui a pris diverses formes. La plus ancienne est celle qui s’opère par le bal. Laure Schnapper montre ce qu’Offenbach et Isaac Strauss se doivent réciproquement. Les deux musiciens ne sont pas des familiers. Le second dirige les bals de l’Opéra de de 1854 à 1872. Il a permis de diffuser la musique d’Offenbach sous forme de valses, polkas, mazurkas et quadrilles au retentissement inimaginable.
La musique d’Offenbach passe les frontières du sud. Pas de moins de deux salles à Madrid reprennent ses opéras-bouffes : le théâtre de la Zarzuela et les Bouffes madrilènes que dirige Francisco Arderíus. Ce dernier notamment bien qu’il ait séjourné à Paris et connaisse parfaitement les répertoires ne s’embarrasse pas de l’orthodoxie, même s’il met de réels moyens sur son théâtre. « Les espagnols n’ont aucun scrupule à tripatouiller impunément les originaux, sous prétexte de s’adapter à la culture nationale », note Serge Salaün. Les parodies sont aussi une manière d’échapper au versement des droits d’auteur. Pendant la guerre de 1870 Offenbach après avoir séjourné à Saint-Sébastien d’où sa femme est originaire est resté quelque temps à Madrid. On sait qu’il a rencontré de directeur du Théâtre de la Zarzuela, qu’il a sans doute dirigé, mais le séjour reste assez mal connu.
La diffusion se fera ensuite – et jusqu’à nos jours où elle ne semble pas ralentir – dans les théâtres de l’Hexagone. Yannick Simon compare notamment l’entrée progressive au répertoire des ouvrages du compositeur au théâtre des Arts à Rouen (où l’opérette n’eut pendant un certain temps pas droit de cité) et au grand Théâtre de Tours grâce aux archives exceptionnelles de la maison tourangelle (qu’on doit à Jacques Derouet). On voit un creux de la vague jusqu’aux années 50, avant un retour en force du compositeur.
Il aurait été intéressant de voir dans ces jalons de diffusion le rôle qu’a joué l’enregistrement.
Bien qu’un chapitre soit spécifiquement consacré à Richard Wagner et Jacques Offenbach signé Dieter David Schotz, c’est dans bien d’autres parties de l’ouvrage qu’est mentionné le nom du compositeur allemand. Wagner bat le record des renvois dans l’index. Les deux compositeurs ne s’appréciaient guère et leur œuvre n’a apparemment guère de points communs. Pourtant ils sont systématiquement rapprochés et comparés. August Wilhelm Ambros, inventeur de « la peste aquatique musicale », (communication de Markéta Štedronská) voit les deux musiciens tendre leurs filets afin d’occuper un espace qui est dénié aux autres compositeurs ; « les plus « modernes » et les plus « avancés » qui nous regardent de haut nous autres « réactionnaires » avec un mépris silencieux, voire bruyant, ne connaissent bien sûr que deux noms : Wagner le fils de Melpomène, et Offenbach le fils de Thalie », écrit Ambros. « L’un et l’autre, ajoute Dieter David Schotz, critiquaient la société et rêvaient d’utopie ». Les deux musiciens imposent des systèmes qui finissent par converger par une forme de conception d’œuvre qui se veut exclusive.
Nous sommes loin d’avoir évoqué toutes les communications. Le livre réserve d’autres découvertes et de réels bonheurs de lecture.
Didier Roumilhac
Offenbach, musicien européen sous la direction de Jean-Claude Yon, Arnold Jacobshagen et Ralph-Olivier Schwarz, Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 45€