La compagnie espagnole « Opéra 2001 », créée en 1991, propose les grands titres du répertoire d’opéra dans des théâtres qui disposent ou pas de structures de production. De nombreux théâtres européens sont attachés à la compagnie. En France, Massy, Clermont-Ferrand ou Mérignac, entre autres, reçoivent régulièrement « Opéra 2001 ».
Un ouvrage culte
Cette saison c’est l’opéra Norma de Vincenzo Bellini qu’a accueilli le « Pin Galant » à Mérignac.
L’ouvrage a été créé le 29 décembre 1831 à la Scala de Milan. Norma dont le livret est de Felice Romani est tirée d’une tragédie française éponyme (1831) d’Alexandre Soumet. Les interprètes qui ont créé l’ouvrage méritent d’être cités : Giuditta Pasta, Giulia Grisi, Domenico Donzelli, tous très célèbres en leur temps ; pourtant la première ne rencontra pas un public très chaleureux. La création française a eu lieu à Paris au Théâtre-Italien en 1835. L’ouvrage traduit dans toutes les langues (y compris en français en 1864 au Théâtre-Lyrique) devint vite un succès planétaire, identifié au genre même de l’opéra. « Casta diva », l’air emblématique de l’ouvrage, passe improprement d’ailleurs (on y reviendra) pour un sommet du Bel Canto. La couverture médiatique des principales interprètes distribuées à d’immenses vedettes qui ont chanté le rôle de Norma (dans les trois décennies historiques du disque, de 1950 à1980, Maria Callas bien-sûr, mais aussi, parmi des dizaines d’autres, Leyla Gencer, Joan Sutherland ou Montserrat Caballé) a fini par fonder autour du chef d’œuvre un véritable mythe.
Rappelons que Norma s’inscrit dans le romantisme de 1830. La légèreté belcantiste et les ornements ont encore toute leur place, ainsi qu’en témoignent l’air célébrissime de « Casta Diva », d’autres cantabile également. Mais l’époque compose aussi avec la forme néoclassique que caractérise la vocalité spianata (syllabique et sans vocalises) et déclamatoire, appelée par le sujet notamment. Le mélange des styles vocaux fait l’intérêt mais aussi la difficulté de Norma, d’autant plus que le livret qui mêle l’intime et l’historique de façon significative recourt à une riche palette d’éléments militaires, amoureux ou religieux ; ainsi s’explique le passage de la déclamation aux prouesses vocales exigées des chanteurs.
Le caractère statique et solennel mais intense de la dramaturgie qui apparaît plusieurs fois et que Maria Callas exploitait à fond doit être pris en compte pour comprendre la tragédie qui se joue sur scène. C’est ainsi que Wagner le commentait : « Dans Norma, où le poème atteint la grandeur tragique des anciens Grecs, les formes strictes de l’opéra italien, que Bellini anoblit et élève à la fois donnent du relief au caractère solennel et grandiose de l’ensemble ».
Cette dramaturgie rend conformes à l’esprit de l’œuvre les mises en scène aussi bien illustratives que dépouillées et symboliques.
En Gaule au temps de la conquête romaine, la druidesse Norma est abandonnée par le proconsul romain Pollione dont elle a eu deux enfants. Le Romain lui préfère la jeune druidesse Adalgisa soustraite dans les mêmes conditions que Norma à ses vœux religieux. Cette dernière cherche vainement à rapprocher son amant de Norma. Mais la femme délaissée enclenche alors les opérations guerrières, avoue son amour sacrilège avant de choisir la mort entraînant Pollione grandi par le sacrifice à la suivre dans les flammes.
Une mise en scène pensée
La pertinente mise en scène est signée d’Aquilès Machado, par ailleurs ténor faisant carrière sur la scène internationale. Elle se fonde sur une scénographie d’Alfredo Troisi. Comme en témoignent certains éléments du décor (pierres druidiques, dolmens surélevés, costumes historiques) l’histoire est située à l’époque gallo-romaine où elle est censée se dérouler. Aux éléments en dur se mêle la vidéo qui permet de proposer une ouverture vers d’autres mondes qui, vu leur éternité ou leur irréalité, ne risquent pas d’entrer en contradiction avec la lecture au premier degré. C’est la construction en chiasme de la dramaturgie de l’opéra qui explique leur disposition. Les deux actes évoquent des milieux extérieurs et des intérieurs de façon inversée. Le premier tableau de l’acte I et les derniers tableaux de l’acte II (extérieurs) voient défiler en fond de scène des mondes célestes, stellaires, l’astre tutélaire, des clairs de terre, l’éclat de la lune, des arbres géants et des forêts luxuriantes accordés aux rites druidiques. L’univers se fait de plus en plus bouleversé, voire anthropomorphique. C’est dans ce cadre que se dérouleront les cérémonies et que le feu tel une explosion cataclysmique happera au dénouement Norma et Pollione (disparaît alors le gong rituel). Lorsque l’intrigue se déroule dans la demeure de Norma le décor se fait très étrange ; des grattes-ciels futuristes, partiellement en échafaudages ou tuyauteries, évoquent un au-delà inquiétant. Cette scénographie donne des clefs à la mise en scène très pensée d’Aquilès Machado ; dans le programme de salle le metteur en scène estime que « Norma n’est pas seulement un chef d’œuvre de musique et de drame mais aussi une étude fascinante des labyrinthes complexes de la psyché humaine. » La mise en scène fait exister une sorte de théorie des conflits quasi-freudiens. Dès le début de la pièce Norma se livre à un rite sacrificiel, le premier tableau de l’acte II fait apparaître les fœtus des enfants de Norma, la violence se fait extrême dans les rapports, les lames passent de main en main, et l’adresse finale de la druidesse à son père afin qu’il s’occupe de ses enfants prend une forme poignante, presque insoutenable…
Des chanteurs qui savent être des acteurs
Chrystelle Di Marco incarne une exceptionnelle Norma à la voix large et puissante mais sachant manier le diminuendo et la demi-teinte, aux accents poignants aussi bien qu’au phrasé adapté à la déclamation, aux aigus faciles comme aux ornements précis. Elle est aussi à l’aise dans le mélodrame de son entrée en scène « Sediziose voci » que dans l’allegro « Ah ! Bello a me ritorna », dans la colère « Te sull’onde » que dans les volutes et couleurs du « Casta Diva », dans les apostrophes « Romani a cento », comme dans le lyrisme échevelé du dernier duo avec Pollione. Les traits physiques sont expressifs face aux enfants, compassionnels avec Adalgisa, tigresse avec Pollione. Chrystelle Di Marco incarne Norma en grande tragédienne, cachant sous l’explosion vocale un drame qu’elle mène à son terme avec éclat.
Le Pollione de Jean-François Marras n’est pas moins engagé dans une histoire qui progressivement ne lui laisse plus aucune issue. La voix est intense, le timbre clair et homogène sur la longueur des registres, notamment dans le dernier duo avec Norma chanté avec un certain héroïsme (« L’estremo accento sarà ch’io t’amo »).
Olympia Hetherington déploie une technique vocale souple et maîtrisée ; après l’arioso « Sgombra è la sacra selva » servi par le legato, le personnage d’Adalgisa marque toute l’empathie attendue dans les duos avec Norma, mais aussi une personnalité marquée par la sincérité et qui a à faire dans les deux rencontres avec Pollione.
Viacheslav Strelkov dans Oroveso n’a pas d’air isolé, mais il sait s’intégrer aux chœurs avec un réel métier traduisant la noblesse voulue du chef des Druides.
Une mention spéciale pour Leonora Ilieva (Clotilde) et Alberto Munafó (Flavius), comprimari remarqués.
Le chœur « Coro Lyrico Siciliano », dirigé par Francesco Costa, véritable acteur de la pièce, donne toute son ampleur au spectacle ; sa puissance, son expressivité, sa concentration reflètent le rôle pris dans l’opéra par le peuple dans la tragédie.
Martin Mázik à la tête de l’Orchestre Opéra 2001 est attentif au plateau, sait faire jaillir, bien loin de la célèbre « grande guitare » qu’évoquait Stravinski, aussi bien la couleur romantique de la musique que le phrasé du mélodrame. Il a été pleinement associé au succès de la représentation.
Cette offre opératique au « Pin Galant » a attiré un nombreux public qui a longuement applaudi la représentation.
Didier Roumilhac
10 avril 2024
Direction musicale : Martin Mázik
Mise en scène : Aquilès Machado
Chef des chœurs : Francesco Costa
Décors et costumes : Alfredo Troisi
Orquesta Sinfónica Opéra 2001
Coro Lirico Siciliano
Direction artistique : Luis Miguel Lainz
Co-production Opera 2001 – Opéra de Massy (Paris-Sud)
Distribution
Polione : Jean-François Marras
Oroveso : Viacheslav Strelkov
Norma : Chrystelle Di Marco
Adalgisa : Olympia Hetherington
Clotilde : Leonoa Ilieva
Flavius : Alberto Munafó