Les temps ont bien changé depuis le règne du roi germanique Henri Ier l’Oiseleur, un roi guerrier qui s’était efforcé de consolider les frontières orientales face aux incursions hongroises par la création d’un système de fortifications et avait écrasé l’envahisseur en 933.
Les temps ont changé puisque c’est aujourd’hui l’équipe hongroise du metteur en scène Kornél Mundruczó qui est venue monter le nouveau Lohengrin munichois. Les Hongrois ne menacent aujourd’hui plus la Germanie, la frontière des hostilités s’est à peine reculée, la guerre fait rage aux marches de la communauté européenne et partout les populismes montent.
Le populisme est au coeur de la mise en scène. L’action du Lohengrin de Kornél Mundruczó se passe quasi en huis clos sur la scène constamment occupée par le peuple du Brabant : le choeur augmenté d’un extra-choeur figure une population désemparée qui se cherche davantage un Führer qu’un protecteur, un peuple dont l’âme collective varie au gré de la montée en puissance de l’un ou l’autre protagonistes. Prêt à lapider Elsa alors que Friedrich de Telramund l’accuse avec véhémence du meurtre de son frère, il célébrera bientôt la jeune femme et finira par jeter ses pierres sur l’usurpateur. Un peuple de moutons bêlant à l’unisson, ce que le metteur en scène traduit par une gestuelle uniforme au langage extrêmement lisible : bras levés pour la célébration, mains pointées pour l’accusation, mains levées ou bras droits tendus pour l’allégeance au vainqueur. Il n’y aura pas de cygne tractant la barque amenant un héros mythique, c’est en son sein que le peuple trouvera son leader qui sortira du lot en dernière minute alors que tous les hommes refusent l’un après l’autre de défendre les couleurs d’Elsa lors du jugement de Dieu imposé par le roi de Germanie.
Les costumes très réussis d’Anna Axer Fijalkowska contribuent à indifférencier les personnages : le roi, son héraut, Lohengrin, Ortrud ou Telramund sont habillés des mêmes vêtements que ceux de la populace, des costumes à teintes claires, des nuances de blanc, de gris ou de jaune, avec cette particularité que chaque costume a une couleur légèrement différente, ce qui forme un ensemble en camaïeu pâle et lumineux fort réussi. On se trouve dans un monde post démocratique, dans une époque future non définie dans laquelle les valeurs des Lumières ont disparu, qui n’a plus la force de trouver des solutions responsables et cristallise ses espoirs dans l’illusion d’un leader qu’elle définit comme parfait, idéal.
Les beaux décors de Monika Pormale s’harmonisent au premier acte aux clairs pastels des costumes : sur une simple fond blanc lumineux se découpent deux collines pierreuses sur lesquelles poussent des herbes sauvages, des rochers herbus que dominent deux arbres figurent le paysage doux et lumineux. Pas plus de fleuve que de cygne : Elsa, seul personnage vêtu de noir et chaussé de bottes de caoutchouc, sans doute pour marquer le deuil de son frère, patauge en avant-scène dans une flaque d’eau peu profonde. Trois ou quatre rochers protègent le trou du souffleur, sur lesquels on viendra déposer le pantalon et le polo blancs de l’enfant prétendument assassiné. Au deuxième acte, un porche composite aux portes de bronze, surmonté d’un arc renaissance et d’un fronton décoré d’un angelot sculpté, occupe le centre d’un mur blanc et figure tout à la fois un palais, le donjon d’Elsa ou une église. Le décor nocturne est baigné dans une lumière rouge sombre avec de part et d’autre de la scène deux lampadaires qui font penser à certaines toiles de Magritte. Une longue balustrade délimite l’espace de l’avant-scène, derrière laquelle se trouvent des plans en déclivité que l’on ne verra pas, mais qui permettent de figurer les mouvements de la foule en flots continus, notamment au moment où elle pénètre dans l’église. De multiples découpes dans le mur blanc s’ouvriront pour figurer des fenêtres disposées sur plusieurs étages où viendront se placer les choeurs qui déploieront des banderoles rouges que Lohengrin et Elsa fixeront à la balustrade pour une décoration festive. Au troisième acte, le mur blanc du fond de scène ne comporte plus qu’une grande porte blanche à deux battants. La balustrade a disparu pour laisser place à une prairie d’herbes sauvages.
Elsa est présentée comme un petit oiseau blessé dont on aurait coupé les ailes, une jeune femme vulnérable et éplorée, l’antithèse de l’ambitieuse et puissante Ortrud qui revendique les droits ancestraux dont elle s’estime dépossédée, et pour laquelle le metteur en scène témoigne quelque sympathie, estimant que le personnage est plus complexe et mérite davantage de considération que l’image totalement négative qu’on en donne d’habitude. Au début du deuxième acte, il nous montre Elsa à la fenêtre de son donjon en train de kiffer un gros joint avec des compagnes. Visiblement la délivrance apportée par le bras de Lohengrin n’a pas suffi au bonheur de la jeune femme qui se livre aux délices de paradis artificiels. Voilà qui pourrait faire comprendre pourquoi elle se montre si encline à écouter les plaintes d’Ortrud et à pardonner à son ennemie au point de l’inviter à son mariage. Elsa est fragile, inconstante et névrotique. Ortrud n’aura aucun mal à insuffler le venin du soupçon et à démontrer l’inanité du pacte imposé par Lohengrin qui interdit tout questionnement sur son identité et sa nature. Elsa connaît à la fin du deuxième acte un court moment de bonheur éphémère pendant lequel elle parvient à déployer des ailes dorées. Mais au troisième acte, Elsa, torturée par le doute, tentera de se suicider en s’entaillant les veines des poignets au moyen d’une pierre aux arêtes tranchantes. Le sang dégouline sur ses bras blanchis.
Le thème des pierres et des rochers, éléments récurrents de la mise en scène, revient massivement à la fin du troisième acte : Elsa se hisse sur un rocher pour s’y agenouiller à la manière de la petite sirène de Copenhague. Une immense météorite qui descend lentement des cintres et sur laquelle se hisseront Lohengrin et Elsa viendra surplomber et écraser de sa masse le microcosme brabançon. La mise en scène ne livre pas d’explication et laisse champ libre à l’interprétation des spectateurs : ce fragment de corps céleste marque-t-il la fin d’une civilisation, l’extinction prochaine des tyrannosaures populistes et l’espoir d’un renouveau ? Il semble en tout cas avoir davantage de poids que le dévoilement de l’identité de Lohengrin, sa disparition ou la réapparition d’un frêle enfant, le frère d’Elsa, qui a retrouvé sa forme humaine et se voit aussitôt proclamé Seigneur de Brabant.
Les choeurs quasi toujours en scène sont à la hauteur de leur réputation d’excellence. Leur texte se comprend aisément, c’est aussi le cas pour tous les chanteurs, et c’est devenu assez rare pour être signalé. On ne peut s’empêcher de sourire lorsque Lohengrin dit à Elsa son bonheur d’être enfin seul avec elle, alors qu’ils sont entourés par la multitude. Le couple est trop célèbre pour ne pas être exposé.
François-Xavier Roth suivant les indications de la partition a réalisé une magnifique étude acoustique pour rendre au mieux les effets sonores des cuivres et des trompettes au deuxième et surtout au troisième acte où il répartit les interprètes dans une loge de côté, en haut de salle, sous et dernière la scène.
On est enveloppés dans un cocon sonore, c’est magique. Le plateau est homogène avec de très grands chanteurs : Klaus Florian Vogt qui a déjà vingt fois sur le métier remis son ouvrage, l’a poli et repoli, aborde le rôle tout en souplesse et en décontraction, il en connaît tous les arcanes et donne un troisième acte époustouflant. Johanni von Oostrum donne une interprétation scéniquement fascinante et séduisante d’Elsa dont elle nous fait découvrir de nouvelles facettes de sa voix claire, sensible et lumineuse. Sa performance munichoise pourrait bien servir de tremplin à sa carrière. Anja Kampe, qui vient de triompher à Berlin en Brünnhilde réussit une magnifique prise de rôle en Ortrud, une partie qu’elle interprète en puissance et une théâtralité exceptionnelles, avec des stridences réussies notamment dans son air final. Le Teralmund de Johan Reuter est plus qu’honorable, même si on pourrait préférer une interprétation plus profonde et plus sombre. Mika Kares donne un roi Henri bon enfant et un peu pataud, avec parfois un côté débonnaire assez amusant mais surtout un chant superbe et une puissance remarquable. Le sud tyrolien Andrè Schuen réalise à la perfection les différentes interventions du héraut royal, un rôle secondaire difficile parce qu’il nécessite à diverses courtes reprises une grande puissance de proclamation alors que la voix n’a pas l’opportunité de se chauffer. Sa belle stature et son port altier très séduisants conviennent fort bien à son personnage.
La soirée fut applaudie avec une belle ferveur.
Luc-Henri Roger