Quel concert riche d’enseignements ! Tout d’abord, un Auditorium bondé prouve que l’on peut remplir la salle sans se croire obligé d’inclure systématiquement une œuvre avec soliste. Puisse ce fait flagrant profiter à la programmation lorsque l’on invite d’autres orchestres en tournée, que l’on doit avant tout expertiser pour leurs qualités intrinsèques. Ensuite, combien nous apprécions les affiches dont le contenu présente – tel est le cas ce jour – une opportune et triple cohérence, à la fois esthétique, historique et géographique. Un modèle pédagogique !
La délectable prouesse de hisser le folklore au rang de l’épopée
Un juste hommage rendu par Leonard Slatkin à feu Gérard Collomb – homme qui croyait en la puissance de la musique et des arts en général pour régénérer l’humanité – ouvre la soirée, avec une émotion qui se prolonge dès la première note émise.
À l’instar d’Ippolitov-Ivanov, Taneïev ou Nicolaï Tcherepnine, Anatoli Liadov endure cette malchance qui frappe moult compositeurs russes de second rang pris entre les feux de Tchaïkovski en amont et Rachmaninov en aval ; Glazounov et Scriabine faisant figures d’exceptions. Pour ce retour de Liadov, l’on sait donc un gré infini à Leonard Slatkin qui, dès l’époque de son mandat de Directeur musical de l’O.N.L (entre 2011 et 2020), ne se montra jamais avare en partitions devenues – à cause de l’incurie des programmateurs – des raretés : Fantaisie écossaise de Max Bruch, Antar de Rimski-Korsakov, Symphonie Asraël de Suk…).
Les Huit chants populaires russes Opus 58 de Liadov s’inscrivent dans la lignée du travail accompli par Balakirev ou Moussorgski, mais avec des préceptes plus philologiques dans la préservation du patrimoine traditionnel de toutes les Russies. Slatkin honore les miniatures issues de ce beau labeur, auxquelles son interprétation rend pleinement justice : grâce du rendu orchestral dans le Chant religieux, chaleur pétillante du Chant de Noël, dolorisme sans emphase de la Complainte (fine intervention des pupitres de violoncelles !), verve d’une apesanteur mendelssohnienne pour le Chant du moustique, tout ravit au fil de l’audition. Si la clarté des bois dans le Dit des oiseaux fait regretter que le chef américain ne nous ait jamais offert Gli uccelli de Respighi, l’on savoure la tendresse de sa restitution de la Berceuse, sa Ronde aux valeurs brèves bien ancrées dans le terroir, avant un Chœur dansé conclusif aussi rutilant que les illustrations d’Ivan Bilibine, dédicataire de cet opus. Ainsi, Slatkin accomplit la délectable prouesse de hisser le folklore au rang de l’épopée.
Le chef obtient un résultat à la hauteur des ambitions du compositeur
Leonard Slatkin aime aussi les pages peu couramment visitées de Tchaïkovski. À ce titre, il nous légua dès 1990, chez RCA avec l’Orchestre de Saint-Louis, une gravure de La Tempête Opus 18 parmi les plus réussies de toute la discographie. Grâce à lui et sauf erreur, Lyon fait résonner ce jour ce qui constitue seulement la seconde exécution locale de la Francesca da Rimini Opus 32. Rappelons combien cette fantaisie symphonique reste étroitement liée à deux univers fréquentés par l’homme d’une vaste culture européenne que fut Tchaïkovski.
D’abord sa relation byzantine avec l’apport de Wagner. Sur ce plan, Francesca da Rimini demeure le résultat le plus immédiat de sa présence à Bayreuth (en tant que critique musical) pour la création intégrale de Der Ring des Nibelungen en août 1876. L’influence que produisit un temps l’écriture wagnérienne sur la création du maître russe s’avère patente dans ce sujet qu’Ambroise Thomas, Zandonai ou Rachmaninov traitèrent plus vastement en opéras.
Ensuite, sa connaissance de La Divine comédie de Dante, dont il cite ou paraphrase largement le Chant V de L’Enfer en exergue de sa partition originale, aussi puissante que complexe.
Plus ténébreux qu’Ashkenazy, moins sensuel que Bernstein, mais moins rude que Svetlanov, Slatkin nous livre sa vision aux sombres coloris où l’infernal décor caverneux suscite les plus terribles angoisses. L’on sait combien, dans sa correspondance, Tchaïkovski s’inquiétait tout particulièrement du rendu sonore pour le tourbillon où se trouvent ballotés les luxurieux. Sa référence picturale directe se trouvait dans les gravures de Gustave Doré. Or, le chef obtient un résultat à la hauteur des ambitions du compositeur, sans démesure, certes, mais d’une franche autant que convaincante objectivité. Toute la section centrale correspondant à la narration de la désolante tragédie de Francesca et Paolo accède, sous sa baguette, à une vérité expressive dénuée des usuels excès de pathos mais foncièrement touchante dans son lyrisme de bon aloi. Tout au long de ce discours captivant, l’auditoire avisé reste frappé par la pâte généreuse qu’égale une nette différenciation des plans sonores, primordiale dans cette partition, surtout dans la phase où elle revêt la parure voluptueuse la plus coïtale. L’irruption violente de Gianciotto Malatesta se fait tranchante comme épée, avant le retour plus agressif des leitmotivs du tourbillon. Ils précédent une coda cataclysmique, digne d’une toile de John Martin, manquant de peu provoquer en nous l’évanouissement de Dante aux pieds de Virgile !
Un itinéraire foncièrement habité
Figurant avec L’Oiseau de feu ou Petrouchka parmi les titres d’Igor Stravinsky les plus joués au monde, Le Sacre du printemps peut, parfois, payer la rançon des œuvres trop connues, pour ne pas oser dire rabâchées. Invariablement, toute nouvelle interprétation au concert suscite l’exigence, même si l’on se rend toujours à un tel rendez-vous comme à une fête.
Après un incipit troublant, un peu plat car en déficit de mystère comme de rectitude, les bois ne tardent pas excessivement à trouver assise, unité et limpidité. L’on a certes connu ostinato rythmique des Augures printaniers plus titanesque en volume mais rarement aussi net ou incluant une telle part non négligeable d’humanité tellurique. Une fois cette étape dépassée, l’exécution tourne au festival : échelonnement des masses sonores éradiquant toute confusion, foisonnement de contrechants en saillie admirablement équilibrés, intensité de jeu (les cordes aiguës se révèlent extraordinaires en puissance, au sein des sections legato comme dans les brefs passages en pizzicatos), un régal ! Tous les pupitres concourent à une gradation authentiquement impressionnante vers l’idéal : cordes graves véhémentes, percussions classieuses autant qu’inexorables en précision, bois déchaînés, cuivres semblant s’enivrer de leurs propres sonorités tout en conservant le décisif contrôle requis… saisissant ! Ce, surtout, venant après l’effort physique fourni en première partie du programme.
Le second volet de ce Sacre du printemps permet d’observer maintes qualités antagonistes ou complémentaires, tout en poursuivant un itinéraire foncièrement habité. Un respect infini des nuances s’ajoute à ces vertus, rarement constatées concomitantes dans moult précédentes auditions. L’effet produit par l’attaque de la Glorification de l’Élue n’a même jamais produit – tout au moins à notre souvenance – un tel impact corporel avec l’O.N.L. Un sens inné de la juste pulsation de cette écriture stravinskienne vient couronner l’édifice dans une coordination parfaite… au terme d’un parcours effectué en à peine 36 minutes (soit des tempos aussi larges – ou généreux – que ceux du légendaire Jascha Horenstein), nous assistons à un feu d’artifice phonique, auquel la foule des mélomanes rend une ovation plus que méritée !
Ouverte sur un hommage, la soirée s’achève par un autre : Nicolas Drouin (nouveau Directeur général maison) rend les honneurs à Catherine Menneson. Les fleurs et les applaudissements reçus émeuvent la 1ère chef d’attaque des violons II, dont c’était là le dernier concert.
Patrick FAVRE-TISSOT-BONVOISIN
2 Décembre 2023