Les Vêpres Siciliennes, œuvre pourtant majeure de Giuseppe Verdi, se retrouve plus souvent inscrite dans les programmations pour sa célébrissime ouverture et ses airs de bravoure séparés que pour ses représentations scéniques… Quelle joie alors d’assister à Naples à la reprise de la production palermitaine de 2022, donnée dans la version parisienne de la création de 1855 donc sur un livret en français d’Eugène Scribe et Charles Duveyrier. Curieusement l’affiche napolitaine reprend la version italienne de cette mise en scène acclamée d’Emma Dante revue à cette occasion pour s’adapter aux représentations dans le mythique Teatro San Carlo.
Le monde du grand opéra français attire au XIXe siècle de nombreux compositeurs renommés italiens dont Verdi qui se heurta, à l’occasion de ces Vêpres, à ses illustres librettistes « Plus je réfléchis à ce sujet, plus je suis persuadé qu’il est périlleux. Il blesse les Français puisqu’ils sont massacrés ; il blesse les Italiens, parce que M. Scribe, altérant le caractère historique de Procida, en a fait (selon son système favori) un conspirateur commun, mettant dans sa main l’inévitable poignard » écrit-il.
Verdi à Paris redoute en effet la réaction des parisiens découvrant ces cinq actes qui s’échelonnent au gré de faits historiques survenus à Palerme en 1282. La Sicile, alors sous domination de la maison d’Anjou, subit les oppressions et comportements débridés des occupants enlevant et violant les jeunes filles siciliennes et conduisant le peuple opprimé à la révolte. Mais le succès parisien dément les craintes du compositeur. Comme souvent chez le Maître de Busseto les conflits de personnages tiraillés entre raison d’état et devoir, amour de la patrie ou amours impossibles donnent lieu à des affrontements vocaux de bravoure, dramatiques ou élégiaques sublimés par une présence chorale mémorable.
Dès l’ouverture, le folklore local trouve même une place inattendue grâce à cinq « Pupi siciliani », jetés sur l’avant-scène, marionnettes du destin que l’on retrouvera au fil des actes. Ils constitueront, en quelque sorte, le premier des symboles siciliens utilisés par Emma Dante pour marquer cette relecture inaugurée à Palerme en coproduction également avec Bologne et le Teatro Real de Madrid.
L’intrigue originelle revisitée par la metteuse en scène se calque sur un fait historique ancré dans la mémoire collective : l’assassinat du juge Falcone le 23 mai 1992 suivi deux mois plus tard par celui du juge Borsellino. La duchesse Elena devient ainsi la sœur de ce dernier et son opposition à la mafia en souvenir de ce frère vénéré animera la révolte vengeresse.
Cette transposition crédible, à quelques exceptions près du texte du livret original, vaut par sa lisibilité au fil des actes. Les oppressants et oppresseurs sont clairement identifiés par des costumes de Vanessa Sannino aux codes couleurs marqués et à l’originalité allégorique permettant aux spectateurs de toujours suivre les protagonistes. La direction d’acteurs efficace et intelligente fait évoluer les artistes sans surcharge inutile de décors et effets spéciaux susceptibles de distraire le spectateur. Les quelques éléments de mobiliers et accessoires de Carmine Maringola trouvent une signification dans la mémoire ancestrale italienne et plus précisément sicilienne.
L’accroche géographique et/ou psychologique rappelle soit la fontaine de la place Pretoria à Palerme soit – par des bannières – les visages des victimes de cette mafia où l’on reconnaît le juge Falcone et sa femme, des policiers et de multiples martyrs de cette organisation dont les portraits orneront les deux soirs de premières les loges du théâtre, soit les noms des rues où ce sont perpétrés les crimes.
La barque de Procida (Rosalia), le cercle de lances enfermant nos deux jeunes héros aux amours contrariées, et les immenses têtes Caltagirone en céramique, symboles de l’art de cette région – référence à un conte ancien fantastique basé sur amour et jalousie – compléteront le décor. Quelques images particulièrement fortes marqueront le public : le viol suggéré des jeunes filles, action fugace et symbolique, dont on ne cessera de louer l’originalité démontrant qu’il n’est besoin de recourir à une obscénité appuyée sur scène pour frapper l’imagination, puis ce filet de pêche transformé en voile de mariée et au final en nasse recouvrant les cadavres des oppresseurs.
Autre symbole par excellence, une Sainte Rosalie exhibée, sur des mouvements scéniques de Sandro Maria Campagna, rappelle la tragique histoire de cette jeune chrétienne dont la signification ancienne du prénom de « Bouclier glorieux » augure de la force des opprimés et de la victoire du bien sur le mal. Beaucoup de détails seraient encore à citer mais laissons les futurs spectateurs de cette production les découvrir au fil des actes.
Le plateau vocal est incontestablement à la hauteur d’une production de cette ampleur.
Mattia Olivieri, jeune baryton mais déjà aguerri au rôle de Guido de Montforte, arrive précédé d’une réputation non usurpée pour ses précédentes représentations in loco et tient le public sous le charme d’une authentique voix verdienne, en composant un père tout en noblesse mais aussi un combattant redoutable. Quant au comédien il s’avère de haute classe et nous le retrouverons avec bonheur très bientôt dans Beatrice di Tenda à Gênes.
Autre voix grave d’excellence celle de Alex Esposito qui ne se contente pas de ciseler un très attendu « O tu Palermo » mais donne également à entendre une voix bien timbrée, profonde et ample dans les ensembles de la partition.
Héros de la soirée Piero Pretti – qu’on ne peut que comparer à un autre Arrigo de légende Veriano Luchetti – brille en véritable orfèvre du chant, demi-teintes, notes de passage, aigus clairs et vaillants émaillant sans une once de difficulté ce rôle pourtant éprouvant. Très souvent distribué sur les plus grandes scènes italiennes, on se désole de ne pas pouvoir l’applaudir plus souvent en France ou ailleurs.
Acclamée à juste titre par le public, Maria Agresta dessine une Elena idéale, belle et frêle silhouette pourtant fière et combattante. Si l’on pouvait craindre les passages de « grand soprano d’agilità » qui sont abordés avec prudence, elle offre pendant ces presque quatre heures de spectacle une voix typiquement lyrique, belcantiste et ornant chaque note en musicienne émouvante et élégante au légato remarquable.
Comment ne pas se laisser aller à l’émotion lors des moments élégiaques où ces quatre voix s’unissent et se déploient entourées d’un chœur magnifiquement conduit par le nouveau chef Fabrizio Cassi.
Saluons les très bons rôles secondaires au rang desquels on relèvera la qualité du Bethune de Gabriele Sagona et du Vademont de Adriano Gramigni.
Le Maestro Henrik Nánási soutient et accompagne avec précision l’ensemble des artistes. On le sent faire chanter, vibrer, presque violenter l’orchestre afin de nous restituer cette ambiance particulière sicilienne, napolitaine, représentative du sud de l’Italie.
Les spectateurs, unanimement enthousiastes, se réfugient cependant dans une attitude nuancée. Les bravos fusent mais les applaudissement nourris du public se dissipent assez vite, comme s’il éprouvait le sentiment gêné et mitigé d’avoir vu sur scène ce qui a meurtri son quotidien…
Marie-Catherine Guigues
27 Janvier 2024
Direction d’orchestre : Henrik Nánási
Mise en scène : Emma Dante
Décors : Carmine Maringola
Costumes : Vanessa Sannino
Lumières : Cristian Zucaro
Distribution :
Guido di Monforte : Mattia Olivieri
Il Sire di Bèthune : Gabriele Sagona
Il Conte di Vaudemont : Adriano Gramigni
Arrigo : Piero Pretti
Giovanni da Procida : Alex Esposito
La Duchessa Elena : Maria Agresta
Ninetta : Carlotta Vichi
Tebaldo : Antonio Garés
Roberto : Lorenzo Mazzucchelli
Danieli : Francesco Pittari
Manfredo : Raffaele Feo