Les diverses difficultés et tensions de la société française touchent le monde de l’art lyrique. L’Opéra municipal de Marseille et l’Opéra royal de Versailles suscitent une attention polymorphe, pas toujours bienveillante.
Durant des lustres, les conservatoires et les théâtres lyriques ont été des lieux bénéficiant d’un calme exceptionnel. Ils étaient perçus comme des citadelles extérieures aux mouvements sociaux de fond. Mais l’évolution du monde a changé ce statu quo. Entre la condamnation de l’un des professeurs du Conservatoire national supérieur de musique de Paris et les troubles survenus à l’École supérieure de musique (ESM)[1] de Bourgogne-Franche-Comté, des événements contrariants ont sonné la fin des périodes paisibles.[2] De l’autre côté de la Manche, un établissement lyrique aussi réputé que l’English National Opera (ENO) de Londres a été sommé par son principal bailleur de fonds de s’installer à Manchester[3]. Sinon, une subvention annuelle correspondant à 14 millions d’euros lui sera retirée.
Retour en France. Des observations sévères sont formulées sur la gestion de deux théâtres lyriques de notre pays. Le premier est l’Opéra municipal de Marseille décrit par un rapport de la Chambre régionale des comptes de Provence-Alpes-Côte-D’azur comme une quasi-pétaudière où des pratiques étrangères au bon sens seraient suivies. Mais elles sont évidemment sans commune mesure avec ce que montre Pax Massilia, mini-série télévisée diffusée en cette fin d’année sur Netflix. En outre, la cité phocéenne n’est pas une ville comme les autres. On l’avait déjà constaté – entre autres – à l’époque où le fonctionnement du Ballet national de Marseille, alors dirigé par Marie-Claude Pietragalla (*1963), suscita les foudres de la ministre de la Culture Catherine Trautmann (*1951). On était en 1999.
La Cour (nationale) des comptes a également rendu public – le 7 novembre 2023 – un travail consacré à la gestion de la filiale privée du château de Versailles depuis 2016.[4] Nommée Château de Versailles spectacles (CVS), elle exploite surtout le célèbre Opéra royal. Comme il advient plus d’une fois en l’espèce, les observations de l’institution de la rue Cambon se trouvent relayées – dans la profession culturelle – par une malveillance ciblant certaines personnes. Ici, la cible se trouve être le quinquagénaire Laurent Brunner, seigneur et maître de CVS depuis 2007. Il doit cette position enviée à la considération que lui porte Jean-Jacques Aillagon (*1946). Originaire de l’Est – comme l’ancien ministre de la Culture –, Brunner a eu la chance de bénéficier de la protection de celui-ci depuis près de deux décennies.[5] Conseiller technique pour le spectacle vivant au cabinet d’Aillagon, Brunner l’aura suivi quand il a été – entre 2007 et 2011 – président de l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles. Le même Brunner avait dirigé, au cours de sa vie antérieure, la scène nationale de Forbach. On l’avait aussi connu – dans une période plus lointaine – à la tête du Quai, le théâtre de Verdun, sa ville natale. Le projet qu’il prépara en 1994 avec le grand écrivain allemand Heiner Müller (1929-1995) lui avait alors attiré la sympathie de la frange la plus radicale du monde culturel français. Il s’agissait, en l’espèce, d’une commémoration peu feutrée de la Bataille de Verdun. Sa perspective avait exaspéré les élus locaux. La roche tarpéienne est proche du Capitole.
Malgré sa ténacité dans le dossier Müller, Brunner perdit ensuite l’estime de professionnels du spectacle qui affirment aujourd’hui avoir été alors en présence d’un petit marquis ivre de pouvoir à conquérir, d’un Rastignac odieux. Si de pareils termes n’ont rien de flatteur, ils attestent de l’entre-soi régnant dans le monde culturel. Trois décennies après les démêlés suscités par Heiner Müller, des membres de cette corporation ont accueilli avec une joie mauvaise l’annonce des difficultés versaillaises de Brunner. Des connotations devenues parfois névrotiques sont associées au nom de Versailles. Emblème imposant de la royauté au temps des Bourbons, il est aussi la marque des violences exercées à l’encontre des Communards durant les événements sanglants de 1871. Il se rattache – qu’on le veuille ou non – à la dimension pompeuse, monarchique pour certains, de notre république. Les intrigues de mise à la Cour de Louis XIV et les caprices nombreux de Marie-Antoinette sont entrés depuis longtemps parmi un décor mémoriel où nombre de dangers se trouvent omniprésents.
Certains artistes en savent quelque chose. La cantatrice Hélène Delavault (*1950) eut des soucis en 1989, lors du Bicentenaire de la Révolution française. Des nostalgiques des Camelots du Roi perturbèrent son spectacle La Républicaine parce qu’il s’en prenait à l’Ancien régime. Or, l’ambiance suscitée par CVS et les débats relatifs à Laurent Brunner tient aussi du cocktail dont les ingrédients sont très forts en saveur. Catherine Pégard (*1954), présidente de l’Établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles depuis 2011, appartint au cabinet de Nicolas Sarkozy quand il était président de la République.[6] Comme Mme Pégard préside également CVS, elle est la supérieure hiérarchique directe de Laurent Brunner. Un pareil milieu ne peut pas composer avec l’esprit sans-culottes d’une partie revendicative de la corporation culturelle.
Dès lors, les reproches adressés à Brunner tiennent – c’est le cas de l’écrire – des cahiers de doléances : il contournerait les dispositions du Code du travail et serait un despote absolu, doté d’un caractère brutal. D’aucuns affirment qu’il aurait jeté une chaise par la fenêtre, durant une réunion de service. L’un de ses proches collaborateurs artistiques serait au cœur d’un conflit d’intérêts, mis au jour par la Cour des comptes. Le directeur de CVS aurait fondé un chœur et un orchestre maison dans le but de ne pas avoir à engager plusieurs formations spécialisées dans les répertoires baroque et classique, liés par nature à la substance de Versailles. Ce dispositif a ravivé un phénomène concurrentiel, de plus en plus âpre aujourd’hui. Dans la foulée, les détracteurs de Brunner nient le très haut niveau artistique de ses productions, dont les figures de proue sont William Christie ou Raphaël Pichon. Ils oublient, par ailleurs, que l’exercice 2022 de CVS a été le meilleur de son histoire. Il aura été de 30,7 millions d’euros, avec un bénéfice net de 2,68 millions. S’appuyant sur le rapport de la Cour des comptes, les mêmes contempteurs mettent en avant que les salaires les plus élevés de CVS auraient connu une élévation prodigieuse entre 2016 et 2022 et que Laurent Brunner ferait usage de sa carte de crédit professionnelle avec prodigalité.[7]
Une fois de plus, le syndrome de Versailles est à l’œuvre. On s’imagine être toujours à l’époque où des opéras-ballets pleins de démesure célébraient Louis XIV ou Louis XV tandis que le peuple français vivait une grande pauvreté. Il est aussi fait grief à Brunner de déployer une attractivité très forte sur le Tout-Paris et sur un public fortuné heureux de venir à l’Opéra royal pour des spectacles associés à des repas à l’orientation somptueuse. Ils goûtent aussi les fêtes costumées, ravivant l’époque où la France était gouvernée par des monarques de droit divin. Comme on s’en doute, de telles réjouissances n’ont rien de commun avec la Fête de l’Humanité. Ici encore, le bât blesse. Par définition, le public de la visite-spectacle Le parcours du Roi ou du Couronnement de Poppée n’est pas celui de la Maison de la Culture 93 de Bobigny ou du Festival d’Automne. On est, à Versailles, bien plus du côté de Bayreuth ou de Salzbourg. Les tensions caractérisant la société française actuelle ne peuvent pas conduire les admirateurs (culturels) de Jean-Luc Mélenchon aux très riches heures programmées par Laurent Brunner et son équipe.
Les mêmes professionnels réluctants se disent irrités devant la doctrine financière de Brunner, mise en action par Maxime Ohayon, responsable du développement, du mécénat et du partenariat chez CVS. Il anime évidemment l’Association des amis de l’Opéra royal (ADOR), chargée de ramener une manne indispensable. Ayant travaillé pendant des années au festival américain de San Diego et œuvré au Festival de Baden-Baden, l’entreprenant Maxime Ohayon est un partisan convaincu du libéralisme économique. Il ne peut que déplaire à des directeurs de salles où le combat contre le capitalisme est un mot d’ordre permanent. Ces opposants ne sont pas les premiers venus. Ils pilotent les grandes structures culturelles implantées dans des villes de la banlieue parisienne dirigées jadis par des maires communistes comme Jack Ralite (1928-2017). Ils disposent d’un réseau dont les capacités de nuisance sont connues. Elles s’étendent aux médias et à quelques sphères de la haute fonction publique. Est-il besoin d’indiquer ici que les mêmes opposants exècrent tout ce que l’actuel président de la République apprécie ?
Le dossier CVS illustre parfaitement les fortes tensions broyant actuellement la société française. Toute utilisation d’un système économique autre que le subventionnement public y est décriée, voire vouée aux gémonies. Elle met en péril une culture considérée comme allant de soi. Certains rêveraient ils que l’Opéra royal de Versailles explose, comme en novembre 1893 quand le Liceu de Barcelone fut endommagé par un attentat à la bombe lors d’une première du Guillaume Tell de Rossini ? En tout cas, le 400ème anniversaire du Château de Versailles sera fêté le 25 décembre 2023 par la venue de Jean-Michel Jarre. On aurait néanmoins souhaité quelque chose de moins convenu et de nettement plus créatif.
Dr. Philippe Olivier
18 décembre 2023
[1] Objets d’un très strict contrôle de l’État, les ESM délivrent des diplômes supérieurs permettant l’exercice de la musique à un haut niveau.
[2] L’affaire bourguignonne a été traitée par La Lettre du musicien du 16 novembre 2023 sous le titre Grave crise au Pôle Supérieur à Dijon.
[3] Cette invitation pour le moins musclée à pratiquer une forme de « décentralisation » émane de l’Arts Council, substitut britannique de notre ministère de la Culture.
[4] Le magazine en ligne Blast aura aussi diffusé, le 7 novembre 2023, une contribution substantielle intitulée À Versailles, les fausses notes après le spectacle.
[5] Jean-Jacques Aillagon a dirigé le département ministériel de la rue de Valois entre 2002 et 2004, soit durant le gouvernement conduit par Jean-Pierre Raffarin.
[6] Dans ses observations du 7 novembre 2023, la Cour des Comptes a pointé le fait que le maintien de Mme Pégard à ce poste contrevient aux limites d’âge parmi la haute fonction publique.
[7] Il n’en demeure pas moins – selon une source interne de CVS avec laquelle nous avons été en contact – que la Cour des Comptes aurait commis une erreur de l’ordre de 40 millions d’euros dans ses calculs. Cette erreur a été signalée par CVS au moment de la mise en circulation du premier rapport rendu par la juridiction financière.