Des ballets « narratifs » d’Angelin Preljocaj, on avait été impressionné par lE Roméo et Juliette de Prokoviev baignant dans l’univers oppressant d’un régime totalitaire entre la milice chargée d’assurer l’ordre social et le monde des sans abri : à la fois violent et pourtant si émouvant. Voici qu’après de longues hésitations, le chorégraphe s’attaque à un autre monument du ballet classique, sans doute le plus emblématique du répertoire, à savoir Le Lac des Cygnes. C’est en étant invité par le Festival Diaghilev à Saint-Pétersbourg, à l’occasion du bicentenaire de Marius Petipa, que Preljocaj décida d’adapter à son univers la musique de Tchaïkovski. Il parvient habilement à amalgamer aux pages de la célèbre partition des extraits de musique electro et techno du collectif 79D pour notamment traduire la party déjantée chez un magnat de la finance au sommet d’un gratte ciel ou s’élabore, maquette à l’appui, des plans pour l’édification d’une usine géante destinée à la recherche et l’extraction d’énergie fossile. Ici, pour des raisons pécuniaires, des hommes qui ne s’embarrassent d’aucun scrupule nourrissent des projets de déforestation et à la fin de l’œuvre ce qui reste de végétal et d’animal sur le lac, symbole de la nature paisible, sera étouffé puis sacrifié sur l’autel de l’égoïsme et de la cupidité.
Sur cette thématique contemporaine de l’écologie Preljocaj conserve les deux pôles que l’on retrouve dans le ballet original de Petipa et Ivanov (à Saint-Pétersbourg en 1875) : celui du monde réel et matérialiste dans lequel vivent le père et la mère de Siegfried (appuyés par « l’homme de main » Rothbart) et l’univers fantasmatique qui participe naturellement du rêve du « prince » et qui met en opposition les forces du bien et l’attirance pour un amour pur (Odette le cygne blanc) et celles du mal incarné par Odile (le cygne noir), ces deux forces s’interpénétrant et se repoussant. Si le premier acte nous montre une version résolument moderne, le deuxième acte en revanche, respecte (tout en les revisitant grâce à l’œil aigu d’un chorégraphe génial) l’admirable pas de deux, et la variation – traitée ici avec humour- des quatre petits cygnes ainsi que toutes les figures du « ballet blanc » avec l’appui d’une stupéfiante scénographie-vidéo signée Boris Labbé combinée aux suggestives lumières d’Eric Soyer et aux magnifiques costumes d’Igor Chapurin.
Dans ce mélange de puissance et d’émotion, finalement tout le monde trouve son compte et la force de Preljocaj est de maintenir pendant deux heures une tension sans relâche, chacun des personnages étant fouillé jusqu’à l’intime de son être. Ce magnifique ballet se caractérise par une magie de tous les instants et surtout, par une virtuosité inouïe fondée sur les qualités athlétiques hors pair des danseurs et des danseuses qui, pris isolément, ont tous vocation à être solistes. Dans la salle Pierre Brasseur du Théâtre National de Nice archi comble le triomphe est au rendez vous avec de nombreux rappels nourris de longs applaudissements.
Christian Jarniat
1er octobre 2021
Le Lac des cygnes
Chorégraphie Angelin Preljocaj
avec Isabel García López / Leonardo Cremaschi [Odette – Odile / Siegfried]
Mirea Delogu [Mère de Siegfried] Baptiste Coissieu [Père de Siegfried]
Antoine Dubois [Rothbart]
Lucile Boulay, Celian Bruni, Elliot Bussinet, Araceli Caro, Zoé Charpentier, Li Chi-Shu, Lucia Deville, Jack Gibbs, Mar Gómez Ballester, Naïse Hagneré, Verity Jacobsen, Beatrice La Fata, Laurent Le Gall, Théa Martin, Florine Pegat-Toquet, Agathe Peluso, Mireia Reyes Valenciano, Simon Ripert, Khevyn Sigismondi, Micol Taiana, Anna Tatarova
Musique Piotr Ilitch Tchaïkovski Musique additionnelle 79D
Lumière Éric Soyer
Costumes Igor Chapurin
Vidéo Boris Labbé
Assistant adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch
Assistante répétitrice Cécile Médour
Choréologue Dany Lévêque
