La troupe du Petit Théâtre des Affranchis a donc mis à l’affiche du Théâtre de l’Eau Vive L’Avare de Molière transposé du 17ème siècle dans notre société française du 21ème siècle. C’est enfoncer une porte ouverte de dire que le théâtre classique a depuis nombre de décennies connu une (r)évolution constante de la mise en scène, de sorte que « l’actualisation » est devenue quasiment la règle. Pour s’en convaincre il n’est que de se référer aux spectacles de la Comédie-Française pour faire le constat que dans la plupart des cas l’action des pièces se situe désormais de nos jours. A titre d’exemples voir – parmi tant d’autres – Dom Juan, Le Misanthrope, Tartuffe (dans les mises en scène respectives de Emmanuel Daumas, Clément Hervieu-Léger et Ivo Van Hove) etc. dans « la maison de Molière ». On trouverait de nos jours presque saugrenu d’assister à un classique du17ème siècle avec habits de cour, pourpoints et perruques ! Une « modernisation » qui s’inscrit dans une volonté de mettre à la portée des néophytes mais aussi d’un auditoire plus jeune les œuvres du « grand répertoire » et ce en osmose avec la sensibilité du public d’aujourd’hui(1).
Pour ce qui concerne cet Avare, nous sommes dans une démarche identique avec une mise en scène enlevée, pertinente et cohérente signée Didier Veschi qui accueille le public avec la verve qu’on lui connaît. On rit tout au long de ce chef-d’œuvre de Molière et c’est bien là l’essentiel !
Tout débute dans l’appartement d’Harpagon, une sorte de « salle de séjour-terrasse » avec orangers et plantes vertes ainsi que rideaux de lierre (scénographie de Frédérique Grégoire-Concas). Les deux amants, la lascive Elise fille d’Harpagon (Vanessa Vidal) et l’ambigu Valère intendant des lieux (Didier Veschi) effectuent avec quelques équipements d’une salle de fitness une séance de remise en forme agrémentée de gestes sensuels qui en disent long sur la nature de leurs relations. Cléante (fringant Marc Concas), le fils d’Harpagon et frère d’Elise, entre en scène avec un costume clair très élégant (Harpagon fera plus tard, dans une réplique cinglante, une réflexion sur cet habit de gandin : « Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que vous promenez par la ville ? »).
Il s’accompagne d’un ukulélé en chantant « J’aime cette fille ». Tandis que Cléante confie à sa sœur son amour pour Marianne (la tendre Séverine Moraglia-Severac) à qui il prête toutes les qualités, Elise n’écoute ses propos que d’une oreille distraite, en proie à une sorte d’extase sexuelle.
Harpagon et la Flèche pourraient dans une version classique inverser leurs rôles. Le premier est plutôt débonnaire (mais la large palette de couleurs de Bernard Gaignier lui permet de passer de l’atrabilaire au – faux – conciliant) et le second (Philippe Testori) sombre et inquiétant tel un vieux mauvais garçon sorti d’une banlieue mal famée avec blouson de cuir noir et bonnet de laine sur la tête. Quant Harpagon entre en scène il est en tenue de randonneur (short, tee-shirt et baskets) avec sac tyrolien sur le dos et un bâton de randonnée dont il ne se départira jamais tout au long de la pièce (il précise, en aparté, avoir acheté cette tenue chez Décathlon).
A la fin de la fameuse scène où sans cesse revient, comme un leitmotiv, la réflexion « sans dot »(2), (séquence quasi chorale que les comédiens font reprendre par le public), Valère et Elise s’éloignent lentement et referment la porte de l’appartement pour s’adonner à leurs penchants sexuels : les cris et les coups de boutoir que l’on entend ne font aucun doute sur l’ardeur de leur étreinte. Il y a aussi l’entremetteuse Frosine richement habillée et portant sur chaque main des bagues rutilantes (sans doute des faux). Frédérique Grégoire-Concas l’incarne avec cette pétulance et cette bonne humeur rieuse qui sont les traits de cette comédienne et on apprécie tout particulièrement la scène où elle vante ironiquement la dot que Marianne est susceptible d’apporter à Harpagon en lui détaillant la liste des dépenses qu’elle ne fera pas. Un saisissant contraste avec la sollicitation qu’elle fera ensuite à l’avare afin de lui soutirer quelques honoraires qu’elle n’obtiendra pas. Dans cette scène, Cléante utilise son téléphone portable pour filmer avec jubilation le duo Harpagon-Frosine. Maître Jacques est ici interprété, non sans gourmandise, par une femme (Wilma Chiarabelli) qui porte un tee-shirt blanc sur lequel figure la maxime « il faut manger pour vivre et non vivre pour manger ». Lorsque Harpagon se fait dérober sa « chère » cassette, on entend à la fin du célèbre monologue la chanson « Savez-vous planquer vos sous ? ».
Bien entendu, on sourit au dénouement de la pièce ficelé par Molière pour les besoins de la cause et reposant sur un invraisemblable concours de circonstances (naufrage d’une famille italienne dont les membres ont été séparés et, ayant changé de nom, se retrouvent tous en même temps chez Harpagon se reconnaissant in fine et au bon moment sous l’œil incrédule du commissaire (Patrice Fabre). L’objectif de l’auteur était de mettre en lumière à travers ses héros le donjuanisme, la misanthropie, l’hypocrisie et ici l’avarice, thèmes éternels qui grâce à son génie sont devenus des archétypes. Le dénouement ne l’intéressait pas vraiment. Que Valère se découvre un père napolitain inattendu tandis qu’Elise et Marianne se reconnaissent comme sœurs est hautement improbable mais il faut bien clore par un « happy-end » puisqu’il s’agit d’une comédie !(3)
Prochain rendez vous où se retrouveront Frédérique Grégoire-Concas et Didier Veschi : Célimène et le Cardinal de Jacques Rampal le 2 juin 2023 à 20h30 au Casino de Beaulieu-sur-mer
Christian Jarniat
19 mai 2023
(1) L’opéra a également emboîté le pas au théâtre avec des metteurs en scène tels que Patrice Chéreau, Olivier Py, Laurent Pelly, Christoph Marthaler,, Krzysztof Warlikowski, Calixto Bieito etc.
(2) Molière a utilisé le même procédé dans Les Fourberies de Scapin avec la répétition « Qu’allait-il dans cette galère ? »
(3) Emaillée de quelques extraits musicaux réjouissants et en parfaite situation : « No woman, no cry » (Bob Marley), « Money, money,money » (Groupe ABBA), « Money » (Pink Floyd), « Argent trop cher » (Téléphone), « Savez-vous planquer vos sous ? » (Jacques Dutronc), « L’argent ne fait pas le bonheur » (Les Parisiennes), « Sarà perché ti amo »(Ricchi e Poveri)
