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L’Affaire Makropoulos à l’opéra Bastille : Un chef d’œuvre à redécouvrir

L’Affaire Makropoulos à l’opéra Bastille : Un chef d’œuvre à redécouvrir

dimanche 8 octobre 2023
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Comme ceux de Dvorak et de Smetana, les opéras de Janacek sont mal desservis hélas ! Mis à part les disques de Charles Mackerras, leurs enregistrements sont rares. Les opéras se contentent généralement de Jenufa ou, pour les téméraires, de Katia Kabanova. La modernité de l’orchestre, du chant, des thématiques de Janacek n’a pourtant rien à envier à celle de Puccini ou de Richard Strauss. Cette disette fait que le lyricophile exulte en retrouvant en octobre l’Affaire Makropoulos à l’Opéra Bastille pour la saison 2013/14, déjà mise en scène par Krzysztof Warlikowski en 2009. 
Situant l’action dans le milieu du cinéma, tantôt King Kong domine des chaises de salles de projection, tantôt une piscine rappelant Something’s got to give et des projections de Sunset Boulevard colorent la scène. Si le cinéma et l’opéra œuvrent avec des temporalités et des moyens différents, il faut un gros budget et une solide équipe pour leurs réalisations.
De plus, la composition de l’Affaire Makropoulos se fit de 1923 à 1925, soit durant les balbutiements du septième art. Enfin, les personnages féminins sont des cantatrices donc aussi des actrices. La transposition n’est de ce fait pas dépourvue de sens. Elle se fait également sur le personnage d’Emilia Marty. Se tenant debout dans la paume de King Kong comme Fay Wray dans le film éponyme et assimilée à Norma Desmond, la star déchue de Sunset Boulevard jouée par Gloria Swanson, c’est l’histoire du cinéma, un monde figé bien qu’en mouvance, qu’elle incarne.
Mais c’est surtout en Marylin Monroe, qu’elle apparaît. De même que le corps de l’actrice américaine est gelé dans les fantasmes libidineux masculins depuis sa mort précoce, celui de la diva tricentenaire est figé dans sa jeunesse à cause de l’élixir de jouvence. L’attrait érotique d’Emilia Marty, fondamental à l’œuvre et annonciateur d’une Lulu d’Alban Berg, est ici évoqué par un cliché, c’est-à-dire une fossilisation psychologique. Là aussi la transposition laisse à réfléchir.
Et ainsi que le montre un montage cinématographique, dans lequel Marilyn Monroe est constamment exposée, sur l’immense façade d’un gratte-ciel, en robe de soirée sortant d’une voiture pour un gala, en tenue de plage saluant les badauds d’une décapotable, pleurant même contre un mur ou soutenue par son avocat, Emilia Marty est continuellement sous le regard des hommes, y compris dans ses moments les plus intimes comme aux W.C., séparée des urinoirs par une porte de verre, dans le cube de verre de sa loge où elle se dévêt et dans sa salle de bain où l’on vient lui parler. La personne la plus énigmatique est ainsi la plus exposée de l’opéra. Elle est « matée » comme dans une télé-réalité. C’est ainsi d’ailleurs que King Kong, symbole de la bestialité virile, la darde en fond de scène.
Autour de cette femme morte d’une jeunesse sans fin, se débattent et viennent se consumer les hommes les plus vieux comme Jaroslav Prus interprété par Johan Reuter ou le comte Hauk-Sendorf de Peter Bronder, et les plus jeunes comme le Vitek de Nicholas Jones ou l'Albert Gregor de Pavel Cernoch. Johan Reuter baryton-basse sombre à la puissance maîtrisée brosse le caractère dominateur, maître-chanteur et quasi tyrannique de Jaroslav Prus. Et Peter Bronder habitué des rôles wagnériens est un Hank-Sendorf touchant, perdu entre ses souvenirs et le présent, à la limite de l’Alzheimer. Pavel Cernoch en Albert Gregor incarne un amoureux de son aïeule avec une voix de ténor aussi ferme que chaleureuse. Son duo au premier acte restera dans les mémoires par son lyrisme. Nicholas Jones en Vitek Prus personnifie avec talent un benêt qui se suicide à trop approcher la cantatrice, malgré une voix un peu trop serrée.
La célébrité de la cantatrice lui a ravi son intimité. Une lassitude grandit en elle. Le philtre de la jeunesse éternelle perd graduellement de son effet. D’abord psychologiquement ; si elle semble tenir à son arrière petit-fils au début de l’opéra, elle se désintéresse de lui à la fin, et si au début de l’œuvre, elle tient à récupérer la formule de l’élixir de jouvence, elle accepte finalement la mort. Cet équilibre entre vie et mort est rompu ensuite aussi physiquement. Le froid gagne son corps comme le signale Jaroslav Prus. Parallèlement à cette dépression, une passation entre les deux cantatrices, visible au troisième acte eu égard à leur similitude vestimentaire et d’attitude, prend forme. 
Emilia Marty est interprétée par Karita Mattila, qui reprend ici un rôle déjà chanté à Helsinki, et Krista par Ilanah Lobel-Torres, formée à l’opéra de Paris. Karita Mattila, qui errait sur scène en Herodias droguée dans la Salomé de Lydie Steier, domine son rôle et l’opéra. Malgré son médium matifié par l’âge quelquefois couvert par l’orchestre, ses aigus gardent leurs saillances. Son air final, zébré de silences, témoigne de la qualité de son chant. Ilanah Lobel-Torres est une Krista de qualité. La transmission entre Emilia Marty et Krista se fait également dans le chant, tant la voix de la jeune soprano légèrement rugueuse emboîte le pas à celui de son aînée. Elle est assurément une cantatrice à suivre.
La répétition de la mécanique libidineuse masculine a fini par blaser la tricentenaire, même la question du testament, où se nouent le temps, la rupture et l’argent, a perdu son intérêt. Elle laisse la place à son double jeune. Ne pouvant pas lui donner la formule, la malédiction est rompue, enfin.
Par delà l’abondance des extraits de Sunset Boulevard et des montages autour de Marylin Monroe, détournant hélas de la musique puissante, rugueuse et innovatrice de Janacek, la mise en scène suit le livret, donne à réfléchir et donc enrichit le spectateur. Ce « détournement vidéo » est d’autant plus regrettable que l’accompagnement orchestral est superbement rendu par l’orchestre de l’Opéra de Paris qui en propose un long poème symphonique dont les accords de cuivres avec les cordes s'écoulent comme une rivière de galets. L’Affaire Makropoulos, comme Jenufa, La Petite Renarde rusée, Katia Kabanova ou Dla Maison des morts, regarde vers l’avenir. Tant du point de vue du maniement du chant original, aussi bien rendu par le plateau vocal que du point de vue d'un orchestre saisissant le spectateur par des nouveaux moyens et dirigé de main de maître par Susanna Mälkki, cet opéra s'avère un chef d’œuvre qui fait regretter qu’on ne joue pas davantage d’œuvres de Janacek.

Andreas REY
8 octobre 2023

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