La résurrection d’un opéra tombé dans l’oubli
Charles Gounod a 33 ans lorsqu’à l’instigation de la cantatrice Pauline Viardot il parvient à faire représenter à l’Opéra de Paris sa première œuvre lyrique Sapho (1851). Le directeur de l’Opéra Nestor Roqueplan se prend d’amitié pour le jeune compositeur et l’accueille à nouveau 3 ans plus tard pour la Nonne sanglante (18 octobre 1854) sur un livret que Scribe destinait initialement à Berlioz inspiré du roman The Monk (Le Moine) de l’écrivain anglais Matthew Gregory Lewis d’après une légende médiévale publiée en 1786 par le conteur allemand J.K.A. Musaeus. Malgré un certain succès l’œuvre (qui faisait la part belle aux situations fantastiques et à la mode « gothique » de l’époque explorée par Meyerbeer, Weber, Boieldieu…) ne connut que 11 représentations, après lesquelles Nestor Roqueplan fut remplacé à la direction de l’Opéra par François-Louis Crosnier qui mit fin à cette Nonne sanglante déclarant qu’il « ne laisserait pas jouer plus longtemps pareille ordure » (en dépit des louanges de Berlioz et d’Auber) Elle disparut de l’affiche et tomba dans l’oubli.
En juin 2018, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Gounod l’Opéra Comique, décida de ressusciter La Nonne sanglante avec le Palazzetto Bru Zane sous la direction musicale de Laurence Equilbey et dans une mise en scène de David Bobée.
Saluons comme il convient l’immense mérite de l’Opéra de Saint-Étienne de proposer à son tour aux amateurs d’art lyrique sa propre production de l’œuvre de Gounod avec une scénographie particulièrement originale et une distribution française de haut vol (à noter que cette production qui aurait du voir le jour au cours de la saison 2020/2021 avait été annulée en raison de la pandémie de Covid)
L’argument
Les familles Moldaw et Luddorf s’affrontent depuis des générations. Pour mettre fin à cette haine séculaire, Moldaw accorde la main de sa fille, Agnès, au fils aîné de Luddorf, Théobald. Mais Rodolphe, le frère de Théobald, et Agnès s’aiment. Rodolphe lui propose de l’enlever. Agnès hésite car cette même nuit, le fantôme légendaire de la Nonne sanglante devrait apparaître au château. Rodolphe propose d’utiliser cette légende à leur avantage : Agnès se déguisera en Nonne sanglante et ils pourront ainsi s’enfuir. Lorsque la Nonne, qu’il croit être Agnès, parait il lui jure une fidélité éternelle. Malheureusement pour Rodolphe, ce n’est pas Agnès, qui ne s’est pas résolu à venir, mais la Nonne elle-même. Elle lui révèle son identité et lui déclare qu’il sera à elle pour toujours. Quelque temps plus tard Rodolphe apprend que son frère aîné a été tué au combat, et qu’il est désormais libre d’épouser Agnès. Rodolphe supplie la Nonne de rompre le pacte qui les unit. Celle-ci y consent à condition que Rodolphe tue l’homme qui l’a assassinée alors qu’elle était mortelle. Rodolphe accepte. Alors que Rodolphe et Agnès sont sur le point de se marier la Nonne apparaît et désigne son assassin : Luddorf le propre père de Rodolphe. Frappé d’horreur, Rodolphe est incapable de poursuivre la cérémonie de mariage. La vieille haine entre les deux familles éclate à nouveau. Ne pouvant tuer son père, Rodolphe avoue à Agnès sa décision de s’exiler dans un pays lointain. Luddorf ayant désormais accepté d’être puni pour son crime apprend qu’une embuscade est tendue à son fils, se précipite dans le piège tendu et tombe sous les coups des tueurs. Enfin vengée, la Nonne retrouve la paix éternelle et Rodolphe et Agnès peuvent s’unir.
Le propos du metteur en scène
« La Nonne sanglante est un opéra… qui interroge la place des femmes : la place des femmes dans la société, la facilité avec laquelle on les sacrifie en fonction des besoins politiques et religieux des hommes. Dans cette œuvre, Rodolphe et Agnès sont amoureux en secret. Ils appartiennent à deux clans rivaux, comme dans Roméo et Juliette. Pour sceller cette alliance, il faut évidemment un mariage. Agnès va donc être “offerte en mariage” au frère aîné de Rodolphe….La Nonne est le fantôme d’une femme amoureuse, une femme à qui on avait promis plein de choses, qui va se laisser abuser par les discours et les fausses promesses d’un homme politique. Enceinte de cet homme, lorsqu’elle lui annonce la bonne nouvelle et espère qu’ils vivront ensemble, elle découvre en fait que cet homme est sur le point de se marier à une autre. Il décide d’éliminer la Nonne et la poignarde. Agissant de la sorte, il protégera son poste et sa légitimité auprès des autres hommes. Une femme peut être trahie, violentée, abusée, oubliée, jetée, abandonnée, donnée, vendue, tuée. Une société archaïque et machiste vraiment loin de la nôtre…L’homme est incapable de prendre soin de notre terre, la terre nourricière, notre mère nature. Il est incapable de vivre en intelligence avec elle, comment pourrait-il donc être capable de s’occuper du féminin dans cet espace où l’on survit ? Pourtant il faudra bien, de temps à autre, évoquer l’amour, se nourrir de poésie, de douceur et d’émotions, comme le souligne la partition à chaque fois qu’un personnage féminin apparaît en scène… ». Julien Ostini, metteur en scène (1)
L’œuvre à l’Opéra de Saint-Étienne
Dans cette magnifique partition habilement contrastée, à la fois sombre et brillante et toujours raffinée, on retrouve au long de l’ouvrage déjà en germe tout ce qui fera, quelques années plus tard, la gloire de Faust (1859) et de Roméo et Juliette (1867)
Le metteur en scène Julien Ostini (également concepteur des décors) opte pour une vision à la fois dépouillée et grandiose de l’œuvre de Gounod. « Un décor stérile, froid, austère. Un monde de glace où l’amour, l’intelligence, la compassion, l’écoute de l’autre, la générosité et la douceur n’ont pas de place, car c’est un monde d’hommes » Tout débute sur une lande désolée sur laquelle tourne un énorme rocher glaciaire qui pourrait être aussi la silhouette d’un navire en perdition. Sur un mode chorégraphique, deux bandes rivales s’opposent avant que n’apparaisse L’ermite Pierre qui abjure les deux clans de trouver la paix et de s’unir contre des forces ennemies.
La scénographie s’inscrira surtout dans des changements à vue rapide permettant par la descente depuis les cintres de grands panneaux ou de colonnes lumineuses de passer rapidement de paysages austères et désertiques à des palais ou d’impressionnants cimetières. On y voit également d’immenses totems stylisés, un peu à la manière des incas. Quant aux costumes ils évoquent à la fois un monde imaginaire résultant de la fusion entre les inuits, les aztèques, et les habitants des pays slaves. Les lumières de Simon Trottet sont violemment contrastées entre bleu et rouge et, sur ces contrées qui se veulent parfois désertiques, tombent depuis les cieux neige et pluie qui prennent des couleurs de sang. Tout cela nous plonge dans un univers fantasmagorique. Les situations fantastiques et le contexte gothique de cet opéra sont en totale adéquation avec le livret soulignés par une chorégraphie signée Florence Pageault en parfaite osmose avec la mise en scène.
L’un des mérites de la distribution est de réunir pour les rôles principaux une distribution composée d’artistes français. Florian Laconi aborde en Rodolphe un rôle particulièrement lourd et difficile qui n’est pas sans rappeler ceux du grand opéra romantique français du 19ème siècle, à la manière de Meyerbeer ou Halevy comme L’Africaine ou La Juive qui exigent des qualités de ceux qu’on appelait jadis « fort ténor » et désormais « ténor spinto ». Depuis plus de 20 ans le ténor messin n’a cessé de se produire abordant aussi bien le répertoire d’opérette que celui de l’opéra et s’illustrant dans des rôles de ténor léger comme Nemorino de L’Elixir d’Amour ou Nadir des Pêcheurs de Perles, aussi bien que dans des rôles plus lyriques comme Don José de Carmen ou Cavaradossi dans Tosca voire dramatiques comme Jean dans Hérodiade ou Vasco de Gama dans L’Africaine. On demeure admiratif de sa forme vocale (largeur de la voix et puissance dans l’aigu) qui est doublée d’une remarquable diction et articulation ainsi que d’indéniables qualités de musicien. Il investit le rôle de Rodolphe de cette Nonne sanglante avec une énergie et une vaillance à toute épreuve. A ses côtés on doit aussi saluer la magnifique interprétation de Jérôme Boutillier qui incarne un fascinant Comte Luddorf. On sait que cet artiste s’est désormais hissé au rang des barytons les plus réputés de sa génération par la qualité de son timbre, de son phrasé ainsi que par sa présence scénique(2). Après son élégante prestation dans Fenena de Nabucco à l’Opéra de Marseille, Marie Gautrot donne la pleine mesure de ses moyens dans le rôle de la Nonne avec une belle ampleur de voix dotée d’une longue tessiture dans laquelle s’inscrivent des graves sonores et un médium conséquent. A noter qu’elle sera prochainement Dalila dans Samson et Dalila à l’Opéra d’Avignon. Erminie Blondel dessine une émouvante et attachante Agnès à la voix limpide et Jeanne Crousaud – sur cette même scène, une brillante Ophélie d’Hamlet – met toute sa virtuosité au service d’Arthur. A citer encore, Thomas Dear dans Pierre l’Ermite et Luc Bertin-Hugault dans le Baron Moldaw, tandis que même s’ils n’ont qu’un duo Charlotte Bonnet et Raphaël Jardin s’illustrent avec brio en Anna et Fritz. Il faut également souligner la parfaite adéquation avec la musique française de la direction de Paul-Emmanuel Thomas, expressive, précise et attentive à ménager les contrastes de la partition. Excellentes prestations de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire et du remarquable Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire.
A cette première, le public était particulièrement nombreux, ce qui est rassurant pour une œuvre quasiment inconnue,et qui démontre, si besoin était, que l’art lyrique se porte encore bien malgré un contexte économique parfois inquiétant.
L’Opéra de Saint-Étienne terminera sa saison lyrique avec Macbeth de Verdi (représentations du 16 au 20 juin) avec dans le rôle-titre Valdis Jansons et dans celui de Lady Macbeth Catherine Hunold sous la direction de Giuseppe Grazioli et dans la mise en scène de Daniel Benoin, (coproduction Opéra de Nice / Théâtre Anthéa / Opéra de Saint-Etienne).
Christian Jarniat
30 avril 2023
(1) Extrait du programme de salle (2) On retrouvera Florian Laconi et Jérôme Boutillier dans L’Africaine de Meyerbeer qui constituera le spectacle d’ouverture de la saison 2023-2024 de l’Opéra de Marseille.
