Il est là, du début à la fin de l’histoire, du début à la fin de la vie… ou de la mort, selon le point de l’espace sur lequel on se pique. Lui luit, avant même que le rideau ne s’élève. Du bout de ses phalanges aériennes Méphistophélès soulève de ses ondes magiques, tel un chat de sa patte, l’immense étoffe de la prestigieuse scène monégasque1. Son costume noir flamboyant, marbré de moult étoffes, toutes aussi cafardeuses que lumineuses, reflète les différentes faces de l’enfer. Oui, l’obscur assemblage des séduisants tissus resplendit de pleins feux la lumière des ténèbres. Le diable est beauté, perfection, ivresse. De sa voix caverneuse son interprète Nicolas Courjal2 embrase les cœurs et les émotions tapies dans la vraie fosse, forée dans le Forum Grimaldi. De ses yeux flamboyants, ivres de perversité, il domine les scènes de l’apparence et de la réalité. Preste marionnettiste, habile prestidigitateur à la cape rouge sang, le voici qui manipule et brûle sous nos yeux les âmes abîmées. Un démon sonore, roublard, sardonique, à l’incarnation aboutie, à la prononciation exemplaire et au timbre noir et corsé. De Méphisto, méfie-toi !
Dans son filet, Faust, vieux médecin accidenté par les comédies de la vie, arpente l’aura orchestrale. Enveloppé par les notes de Berlioz qui émanent de la tombe musicale, Pene Pati, à la diction française accomplie qui force l’admiration, encercle les sons de son timbre lumineux et enivrant. Le héros berlozien marche sur la musique, dans la musique, au rythme des archers qui s’évadent de la nuit. Au fil des cordes, il chante sa discorde.
Séparé par une grille diaphane de la réalité fictive de l’opéra, notre docteur panse ses pensées tristes par la douceur naturelle des fleurs et des prés. « Le vieil hiver a laissé place au printemps » est admirablement délivré à fleur de lèvres comme un lied éthéré. Toutefois Faust choisit de s’offrir à la mort dans une fiole de poison.
De « Merci doux crépuscule » à l’ « Invocation à la nature » tout est raffinement poétique chez le ténor samoan porté par un art du legato suprême, un style châtié, une rigueur stylistique, une science de la mezza voce, une voix ample et claire qui s’épanouit merveilleusement dans l’aigu.
Vastitude de la scène qui s’éclaire soudain, présageant de la grandeur de l’imminent opéra. Au travers d’un hublot creusé dans la page jaunie d’un livre, poussent farandoles et herbes folles, jeunesse et racines, aubes et crépuscules, rondes et couleurs, reliefs et contrastes… Ciel ! C’est une œuvre d’art ! Vivante en tous points ! Nous autres, spectateurs éclairés sans l’être pourtant, entrons dans ce paysage symphonique comme autant de fleurs dans le tableau. On croit rêver !… Non, on rêve ! L’ampleur de la fiction vacille nos esprits confus par la fusion du vivant et du virtuel. Bouches bées, souffles coupés ! Jean-Louis Grinda, après 15 années (réussies) de direction de l’Opéra de Monte-Carlo (et nombre de mémorables mises en scène), tire sa révérence avec un feu d’artifice visuel grandiose et l’appui d’une fantastique équipe constituée des fidèles Rudy Sabounghi (décors), Jorge Jara (costumes), Laurent Castaingt (lumières), Julien Soulier (création vidéo) et Gabriel Grinda (film). Et puis la plénitude du somptueux Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo sous la baguette énergique et élégante de son directeur musical Kazuki Yamada.
Tout au long de l’œuvre (avec un grand clin d’œil au « théâtre dans le théâtre ») s’agitent, sous le désir magique et diabolique de l’arlequin noir à la plume rubis, des cieux majestueux, des ombres chinoises, de gracieuses danseuses incarnations de roses (chorégraphie – parfois fort pertinemment parodique – particulièrement réussie d’Eugénie Andrin). L’esthétisme est…divin ! Balade dans les ballades des plaisirs. Et parfois dans des lieux prosaïques tels que la taverne d’Auerbach qui nous vaut la « Chanson du rat » ironiquement interprétée par Brander (Frédéric Caton). Mais le bonheur ne peut parvenir à son comble que lorsque s’abandonnent à leur passion Faust et Marguerite (« Ange adoré »). Aude Extremo apporte à l’héroïne un matériau vocal conséquent, la belle couleur de son timbre chaleureux et cuivré et un engagement certain. L’amour se consume dans les joues roses des jours, dans la cendre du cigare bouffon maléfique.
Faut-il donc payer un si doux bonheur par un si rude martyre ? « D’amour l’ardente flamme » est la consomption d’un plaisir éphémère. Un tourbillon foudroyant se déchaîne tout à coup. La trêve amoureuse chavire. Fin, déplaisirs. Adieu, salle de spectacle ! Un vent de cinéma déferle. Chemin de fer, chemin d’enfer hanté de spectres volants. Faust, en chair et en os, tombe dans la fosse !? Chute virtuelle où nous ne voyons que du feu !
Seule la pierre tombale immaculée d’une âme pure pourrait noyer le courroux des flammes envenimées. Le tombeau volant de la jeune amoureuse abandonnée, Marguerite, est le prix à payer de ce funeste festin de vie !… Jalousie vengeresse d’un diable en manque d’amour ?
80 choristes (sous la direction expérimentée de Stefano Visconti), le chœur d’enfants (32) de l’Académie de Musique Rainier III (dirigé par Bruno Habert), 8 danseuses, 10 figurants communient en une apothéose esthétique, virtuose, musicale et vocale digne d’une scène princière !
Nathalie Audin
16 novembre 2022
(1) Dans cette Principauté où le mythique directeur de l’Opéra de Monte-Carlo Raoul Gunsbourg (une exposition lui est consacrée) avait pour la première fois eut l’idée – 47 ans après la création de l’œuvre en 1846 – de mettre en scène ce qui n’était jusqu’alors qu’un oratorio sous la forme concertante.
(2) Nicolas Courjal a enregistré pour la firme Erato une version de référence dE La Damnation de Faust en 2019 aux cotés de Michael Spyres et Joyce DiDonato sous la baguette de l’éminent berliozien John Nelson.