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La carrière du libertin à l’opéra de Nice

La carrière du libertin à l’opéra de Nice

vendredi 1 mars 2019
Vincent Le Texier, Amélie Robins, Julien Behr, Isabelle Druet – Photo Dominique Jaussein

Le mandat directorial d’Éric Chevalier se sera donc terminé avec, sans doute, l’une des meilleures productions proposées par l’Opéra de Nice (avec un Eugène Onéguine qu’il ne faut tout de même pas oublier tant tous les ingrédients réunis étaient proches de la perfection). Pari risqué avec cette « Carrière du libertin » d’Igor Stravinsky lorsque l’on sait que le public actuel, surtout en province, se recroqueville sur quelques œuvres du répertoire courant ce qui est préoccupant, au demeurant, pour l’avenir du théâtre lyrique. Néanmoins, pour les trois représentations, la salle était correctement garnie, ce qui est tout de même un réconfort. « The Rake’s Progress » est l’une des rares œuvres de l’histoire de l’art lyrique dont l’inspiration est née de la contemplation de gravures, en l’occurrence celles du peintre anglais William Hogarth évoquant l’immoralité de Londres au XVIIIème siècle et qui traite de la thématique suivante : le jeune Tom Rakewell quitte la fiancée qui l’aime ainsi que les douceurs d’une campagne apaisante pour s’encanailler à Londres, y faire fortune puis dilapider celle-ci et enfin mourir dans l’asile d’aliénés de Bedlam après avoir sombré dans la folie. Igor Stravinsky, inspiré par ces huit gravures dont chacune constitue un moment clé du destin de Tom Rakewell, décide en 1947 d’en faire un opéra. Installé à Hollywood aux Etats-Unis, il écrit donc cette œuvre avec Wystan Hugh Auden et Chester Kallman, œuvre qui sera créée en anglais au Théâtre de La Fenice de Venise en 1951 avec, dans le rôle d’Anne Trulove, la célèbre Elisabeth Schwarzkopf. Plusieurs mythes se croisent dans cet ouvrage : tout d’abord celui de « Faust » et de son pacte diabolique puisque Nick Shadow y joue en quelque sorte un rôle équivalent à celui de Méphistophélès en faisant miroiter à son compagnon de voyage tous les artifices d’une vie brillante : fortune et amour en contrepartie bien évidemment de la cession de son âme. Il y a également du « Don Giovanni » dans le personnage de ce libertin d’autant que l’œuvre de Mozart comporte en sous titre « Le débauché puni » : Tom Rakewell comme Don Giovanni trouvera, au terme de sa course effrénée, un châtiment identique. L’ombre de « La Dame de Pique » plane également sur cette aventure car, comme Hermann, Tom Rakewell sombrera dans la folie après avoir choisi trois cartes qui vont le conduire à un inévitable sort funeste.

Igor Stravinsky a réalisé avec cette œuvre un véritable pastiche qui emprunte à toute une série de références musicales du XVIIIème siècle jusqu’à nos jours. En premier lieu, il s’agit évidemment d’un hommage à Mozart avec clavecin obligé et recitativo secco. Le final des deux ouvrages est quasiment identique puisqu’après un sombre drame, tous les personnages reviennent à l’avant-scène pour en tirer la morale sur une sorte d’allegro vivace qui vient s’adresser au public afin de lui conseiller de prendre garde à la pente glissante de la débauche, laquelle entraîne nécessairement la punition correspondante. Mais l’influence de Mozart n’est pas la seule car Stravinsky passe en revue nombre de musiciens de Gluck à Verdi en citant Schubert, Weber et Rossini et bien entendu ses propres compositions avec une intensité lyrique, une inventivité stylistique et un génie rythmique peu communs.

Il y a comme cela des représentations sur lesquelles semblent veiller les dieux de l’art lyrique. La distribution réunie est ici idéale. Après avoir triomphé sur cette même scène sept mois auparavant dans le rôle d’Eliza de « My Fair Lady », Amélie Robins aborde un tout autre emploi, celui de la tendre Anne Trulove qu’elle maîtrise pleinement grâce à sa fréquentation des rôles mozartiens tels que Zerlina dans « Don Giovanni » ou encore Susanna dans « Le Nozze di Figaro ». Cette artiste protée, capable d’exceller dans la Reine de la nuit de « Die Zauberflöte », une comédie musicale ou encore une opérette, est décidément à l’aise dans tous les genres grâce non seulement à l’étendue et à la qualité de sa voix mais également en raison de ses dons exceptionnels de comédienne (disons ici plutôt de tragédienne mise en exergue dans l’émouvante scène finale). A ses côtés, la révélation pour le public niçois a été incontestablement celle de Julien Behr, véritable ténor lyrique, qui aujourd’hui s’illustre aussi bien en France qu’à l’étranger, certes habitué également au répertoire mozartien mais aussi sachant briller dans Gounod, Offenbach ou encore Ambroise Thomas. Une voix claire mais qui ne manque pas d’assise dans le médium et qui, dans ce rôle de Tom Rakewell, (lequel ne sort quasiment jamais de scène) fait montre d’une tenue exemplaire de l’articulation et du phrasé et ce de la première note jusqu’à la scène finale en conservant tout au long de l’ouvrage la beauté de sa ligne de chant et la même fraîcheur vocale. Le rôle de Nick Shadow bénéficie de la longue expérience de Vincent Le Texier forgée dans sa carrière internationale à travers une multitude d’emplois. Une incarnation faite de subtilité et de force qui donne un relief tout particulier à ce personnage satanique. Isabelle Druet et Kamelia Kader sont exemplaires respectivement dans Baba The Turk et Mother Goose et l’on doit délivrer une mention spéciale à Frédéric Diquero, remarquable dans Sellem, le commissaire priseur ainsi qu’à Scott Wilde sobre et sonore Father Trulove. Mais le succès de la représentation doit également beaucoup à Jean de Pange qui a su habilement prendre le parti du « théâtre dans le théâtre », exploité en la circonstance de manière brillante autant que pertinente. Il a été bien secondé dans cette démarche par les décors et les costumes de Mathias Baudry, les lumières d’Hugo Oudin et la chorégraphie de Claire Richard. Tout ici est parfaitement pensé d’un point de vue dramaturgique et en outre séduisant sur le plan visuel avec une esthétique raffinée et cette conception fascinante où la tension ne faiblit jamais convainc de bout en bout par sa cohérence. On a retrouvé avec plaisir à la baguette Roland Böer dont on se souvient des excellentes prestations au pupitre in loco tant d’ « Adriana Lecouvreur » que de « Turandot » ou « Mort à Venise ». Incontestablement un moment marquant dans l’histoire de l’Opéra de Nice.

Christian Jarniat
1er mars 2019

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