Montée pour six représentations La Bohème de Giacomo Puccini a attiré les foules à l’Opéra de Bordeaux. L’ouvrage, un pilier du répertoire, est très populaire. L’histoire de Mimi et Rodolfo, la partition qui emprunte à la radicalité du Vérisme, l’appel à une vocalité exigeante et sensuelle expliquent un succès qui ne s’est jamais démenti.
De plus la production de l’Opéra de Bordeaux s’inscrivait dans une démarche « zéro achat » qui n’a pas manqué d’intéresser le public.
Naturalisme et Vérisme
Alors que les années 1890 à 1910 voient en France de nombreuses créations lyriques inspirées par le Naturalisme, notamment celles d’Alfred Bruneau (1857-1934) faites en collaboration avec Émile Zola (Le Rêve, L’Attaque du moulin…), l’Italie plonge dans le Vérisme. Les ouvrages de Pietro Mascagni, Ruggero Leoncavallo et Puccini ont en plus pour eux de s’exporter comme une traînée de poudre dans le monde entier.
C’est bien le cas de La Bohème sur un livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica créée à Turin en 1896 et donnée dans une traduction française de Paul Ferrier (le librettiste des Mousquetaires au couvent !) en 1898 à l’Opéra-Comique avec un réel succès. L’ouvrage tiré de La Vie de Bohème de Théodore Barrière et Henry Murger (la pièce provenant d’un feuilleton qui deviendra un roman) est d’ailleurs donné en France sous le même titre. La sémantique de ce titre souligne bien l’aspect « tranche de vie » du drame lyrique sur lequel de nombreuses mises en scène, fidèles aux indications scéniques et aux didascalies, ont longtemps été fondées. Le décor parisien, une multitude de détails prescrivaient la scénographie : les aspects brillants (le café Momus), les détails impressionnistes (Paris au petit matin), le marqueur des vêtements (le béguin, le manchon, la houppelande), la scène à faire (la visite du propriétaire, l’exfiltration d’Alcindoro), certains traits typiques (le passage de l’octroi) ont souvent été développés au détriment de ce qui sous-tend la vie des jeunes gens, le manque d’argent, le froid, la misère, la maladie. Les mises en scène se sont de plus en plus intéressées à l’histoire d’amour et ont fait abstraction du pittoresque du décor.
On peut dire que, alors que l’ouvrage n’est pas une romance feel-good, les pulsions morbides, la violence, le crime qu’on trouve dans le Vérisme italien ne sont pas présents dans La Bohème de façon aussi radicale que dans bien des autres opéras. Le côté sombre de l’ouvrage est lié à la mort de l’héroïne et à la maladie ressentie dès le début. Les actes I, II, le début du IV sont de pure comédie et La Petite Bohème (1905), une opérette de Henri Hirchmann, avec les mêmes personnages se termine bien. Guido M. Gatti écrivait en ce sens dans « La Pléiade » en 1963 : « L’art de Puccini consiste à fondre les caractères dans la couleur ambiante, c’est-à-dire dans l’atmosphère spéciale que créé l’action dramatique et qu’il sait pouvoir évoquer avec succès. »
La mise en scène d’Emmanuelle Bastet
Dans une mise en scène qui intéresse Emmanuelle Bastet, en s’appuyant sur les décors et costumes de Tim Northam, déplace l’intrigue de l’opéra à une époque qui est approximativement la nôtre, ce qui permet de maintenir a priori la représentation de l’ouvrage dans une veine réaliste. Le poids de la société, comme dans les années 1830, existe toujours. La pauvreté et le manque d’argent des jeunes artistes de la pièce peuvent faire écho à la précarité et aux conditions de vie difficiles d’étudiants d’aujourd’hui. D’un certain point de vue l’opéra reste intrinsèquement vériste, même si les symboles et les usages ont changé. Pour les années 1960 suggérées, la mansarde de l’acte I se résume à trois mobiliers (frigo, canapé, poêle), loin du loft qu’évoquait Georges Pérec dans Les Choses (1965). Le café Momus est remplacé par une sorte de friche où les conventions dînatoires s’estompent. Les décors des actes III et IV accusent encore plus de dénuement, la froideur métallique de grilles se substituant au pittoresque de l’octroi de la Barrière d’Enfer, la chambre elle-même étant dépourvue de point fixe.
Les costumes sont théoriquement ceux d’aujourd’hui ; les artistes désargentés arborent un vestiaire cheap de sitcom décalé, puis des tenues allant vers encore plus de banalité, sans rien identifier de la mode si ce n’est de refléter les maigres ressources de tous.
Cet univers scénographique et de costumes est loin de rester strictement réaliste. L’Impressionnisme est historiquement presque concomitant du Naturalisme et bien des touches poétiques chez Puccini alternaient avec les scènes les plus pathétiques (par exemple au café Momus ou en ouverture de l’acte III). Le Vérisme italien se caractérise également par la même ambiguïté.
La mise en scène d’Emmanuelle Bastet joue sur les ambiances. La direction d’acteurs intègre la chorégraphie et un côté bande dessinée quand il s’agit d’évoquer l’exubérance des quatre jeunes artistes au premier acte ; les gesticulations, pourtant plus nostalgiques qu’euphoriques, qui reprennent au dernier sont réglées comme une danse déboîtée. L’acte II, ouvert par les étoiles et guirlandes qu’a générées le final lyrique de l’acte I, est aussi un des grands moments du spectacle. Les accoutrements des clients par-delà leurs bigarrures sont harmonisés, chaque interprète des chœurs dans le cadre « zéro achat » (on y reviendra) ayant pensé son costume. La soirée se déroule faisant des clients à la fois des acteurs et des spectateurs de la comédie qui se trame, fort bien zoomée, entre Musetta et Marcello. L’acte se termine sur une sorte de jerk générique.
Cette mise en scène à mi-chemin de la lecture littérale et d’une proposition étrangère aux exportations dépourvues de sens a été plébiscitée par le public.
Un orchestre fabuleux et une distribution homogène
L’Orchestre National Bordeaux Aquitaine galvanisé, dirigé par Roberto González-Monjas, éblouit par sa présence au plateau ; la direction analytique fait entendre les traits véristes comme parfois une couleur pré-straussienne (Richard!), des pupitres mis en valeur, sans perdre de vue la vision d’ensemble d’une Bohême dont émanent comme jamais le sens de la narration, les éclairages successifs et la richesse des phrasés. A l’applaudimètre final le chef emporte la partie.
Le Rodolfo d’Arturo Chacón-Cruz est très investi dans son jeu auquel concourt un profil vocal idéal ; la ligne de chant, la projection, les effusions lyriques traduites par la voix qui monte conjointement avec l’orchestre, l’étagement rigoureux d’aigus sûrs sont une parfaite réussite ; peut-être un peu plus de nerf dans les attaques à l’acte III aurait-il renforcé l’impact de toute façon irréprochable de la voix.
Thomas Dolié (Marcello) est un baryton très en vue qui a déjà été remarqué par des choix de répertoires originaux, notamment dans le cadre des redécouvertes faites par le « Palazzetto Bru Zane » (Grisélidis, L’Île du rêve, mais aussi Prosper dans Ô mon bel inconnu…) ; il se produit aussi dans Così fan tutte, La Flûte enchantée, Carmen, Pelléas et Mélisande ou La Femme sans ombre. Le très beau rôle de Marcello lui donne l’occasion de faire montre de toutes les qualités de phrasé et d’éloquence exigées par le rôle, mais aussi de ses dons de comédien dans un emploi très théâtral.
Juliana Grigoryan est une jeune et prometteuse chanteuse arménienne déjà bien reconnue dans son pays comme à l’international (elle vient d’aborder les rôles de Lauretta et de Liu) ; elle sait sortir le personnage de Mimi des conventions, maniant un discours de sensibilité ; Juliana Grigoryan déploie un chant puissant, très articulé, riche en couleurs et harmoniques.
Dans Musetta, Francesca Pia Vitale est elle aussi à l’orée d‘une carrière engagée avec des rôles majeurs (Juliette dans Capuletti et Montecchi, Susanna, avec quelques comprimari mais toujours dans de grandes maisons d’opéra où on sait le soin apporté à ces emplois) ; le chant filé, les notes sur le souffle donnent à Musetta son aura vocal, un rôle que Puccini avait pensé donner à une chanteuse de cabaret. Francesca Pia Vitale le joue de façon provocante à l’acte II, mais aussi en sachant aimer, puis émouvoir dans le tableau final.
Les seconds rôles sont essentiels dans La Bohème qui ne fonctionne qu’à partir d’une équipe soudée. Dans La Bohème, Puccini souhaitait que les paroles du quotidien, à la limite parfois du parlando, soient pourtant « lyricisées » (sic!)
Timothée Varon dans Schaunard est bien distribué ; la moindre phrase ou répartie porte ; il inscrit dans les ensembles sa marque vocale, un timbre plein et clair, et le jeu que son personnage de musicien ne manque pas de solliciter.
Le public pris par le flux de la musique n’a pas pu démarrer un applaudissement pour l’air de Colline « Vecchia zimarra, senti », interprété par Goderdzi Janelidze, parfait d’émission, de justesse et d’émotion, chanté avec une belle morbidezza. Là encore le personnage a su se relier aux autres et dégager dans cette science de la scène des qualités évidentes de chanteur et de comédien.
Excellents sont le Benoît de Marc Labonnette, l’Alcindoro de Loïck Cassin et le Parpignol de Woosang Kim, tous inspirés par le flux de la mise en scène.
Les autres interventions sont dues comme pour les deux derniers à des artistes du chœur de l’Opéra, le soir de notre venue : Jean-Philippe Fourcade, Olivier Dubois et Luc Default.
On a déjà souligné l’investissement scénique des artistes du chœur ; l’apport vocal n’est pas moindre, notamment dans un éclatant acte III. Tout comme le dynamisme de la « Jeune Académie Vocale d’Aquitaine ».
Le spectacle a été longuement applaudi.
La production « zéro achat » a mis en adéquation l’ouvrage et les moyens qu’une politique écologique de maîtrise d’anciens stocks de décors et costumes mettait à son service. Notons ce que ce réemploi peut nous dire aussi quelque chose sur l’intertextualité des répertoires d’opéra !
Didier Roumilhac
18 avril 2024
Direction musicale : Roberto González-Monjas
Mise en scène : Emmanuelle Bastet
Scénographie, costumes : Tim Northam
Lumières : François Thouret
Distribution :
Mimi : Juliana Grigoryan
Rodolfo : Arturo Chacón-Cruz
Marcello : Thomas Dolié
Schaunard : Timothée Varon
Colline : Goderdzi Janelidze
Musetta : Francesca Pia Vitale
Benoît : Marc Labonnette
Alcindoro : Loïck Cassin
Parpignol : Woosang Kim
Le Sergent : Jean-Philippe Fourcade / Pierre Guillou
Le Douanier : Olivier Dubois / Jean-Marc Bonicel
Le Marchand : Luc Default / Mitesh Khatri
Orchestre National Bordeaux Aquitaine
Chœur de l’Opéra National de Bordeaux
Chef de chœur : Salvatore Caputo
Jeune Académie Nationale d’Aquitaine
Cheffe de chœur : Marie Chavanel