La pandémie obligea le théâtre de la Monnaie de Bruxelles à reporter la reprise de l’opéra Henry VIII créé en 1883 à Paris, absent du répertoire sur la scène Belge depuis 1935, initialement programmée pour le centenaire de la disparition de Camille Saint-Saëns en 2021. Nous ne pouvons que nous réjouir que ce projet ait pu aboutir finalement.
En effet, malgré un grand succès à sa création, ce titre avait quasiment disparu jusqu’en 1989. René Koering au Festival de Radio-France et de Montpellier avait ressuscité l’ouvrage en version de concert (A. Fondary, F. Pollet, M. Damonte, Dir : Sir J. Pritchard), puis Pierre Jourdan à Compiègne en proposa une version scénique en 1991 (M. Command, Ph. Rouillon, L. Vignon, direction A. Guingal ; complétée par un enregistrement en DVD chez Cascavelle) reprise par la suite au Liceu de Barcelone en 2002 avec entre autres Montserrat Caballé et Simon Estes.
Un concert a été donné au Bard College Music Festival, Annandale-on-Hudson, en août 2012, puis en 2019, l’ensemble Odyssey et son fondateur Gil Rose ont enregistré en direct durant un concert donné à Boston, une version intégrale, publiée en CD en 2022 par Odyssey Opera.
Quelques faiblesses du livret et un langage quelque peu daté et vieilli peuvent expliquer sa rareté sur les scènes. On retrouve pourtant un style éminemment français, soutien au traitement psychologique des personnages, offrant des confrontations dramatiques mais également des moments d’intériorité faisant ressortir leur complexité intérieure non sans rappeler le Don Carlos de Verdi. Comme un clin d’œil prémonitoire aux anachronismes qui nous seront proposés ici scéniquement, Saint-Saëns n’hésite pas lui-même à utiliser une orchestration, une harmonie et des thèmes qui s’inspirent directement de la musique britannique de la Renaissance.
L’argument est librement inspiré de faits réels relatifs à la passion d’Henry VIII pour Anne de Boleyn, dame de compagnie de sa première épouse Catherine d’Aragon. Anne, avant d’arriver à la cour, était amoureuse de Don Gomez de Féria. Pour obtenir les faveurs de celle-ci, le roi promet de l’épouser, réunit un synode pour faire annuler son premier mariage qui ne serait pas valide puisqu’il a épousé Catherine la veuve de son frère Arthur Tudor. Le légat du pape excommunie le souverain qui alors se proclame chef de l’église anglicane. Catherine répudiée possède une lettre d’Anne d’avant son mariage qui pourrait s’avérer compromettante et lui servir mais cependant elle va la brûler montrant par ce geste son pardon à sa rivale.
On retrouve tous les ingrédients spécifiques du grand opéra à la française, un livret basé sur un fait historique éloigné, une mise en scène aux décors imposants donnant lieu à des effets spectaculaires, la présence de statues grandeur nature et même un fringant cheval sur scène.
Olivier Py propose une direction d’acteurs au cordeau illustrant chaque note d’un geste, d’un effet, d’une attitude comme si, reprenant ses propos, sa mise en scène était un instrument de musique de l’orchestre. Il installe des ponts entre le XIXe siècle et l’époque de l’action (la voiture de tête d’une locomotive percute le décor comme si elle écrasait les époques depuis la Renaissance pour entrer dans le XXe siècle). Catherine d’Aragon sera la seule à porter son costume Renaissance de bout en bout, figure sombre ancrée dans le passé dans un palais en permanente déconstruction-reconstruction Haussmannienne. Les décors de Pierre-André Weitz sont inspirés de cabinets de curiosité géants, se déplaçant dans une enceinte rappelant le Teatro Olimpico de Vicenza, théâtre dans le théâtre pour ce conflit sentimentalo-politique. Des toiles du Tintoret d’où s’échappent les danseurs viennent encore accentuer les chocs entre époques. De la même manière les magnifiques costumes de la bourgeoisie du XIXe siècle, dont Pierre-André Weitz est également le concepteur, forment contraste avec la tenue austère de cour de la Reine alors que sa rivale arbore une robe rouge qu’une cocotte n’aurait pas reniée. Saint-Saëns nous rappelle en résonance avec son histoire personnelle que tous les repères moraux, économiques, politiques et religieux ont été chamboulés. D’ailleurs le divorce sera rétabli l’année suivante de la création de l’ouvrage en 1884.
On perçoit bien que les équipes techniques se sont déplacées en Angleterre sur les lieux du contexte historique pour se rapprocher au plus prés de la réalité. Au foyer du théâtre sont accrochées les reproductions des tableaux qui ont servi d’inspiration comme le fameux portrait d’Henry VIII qui sera utilisé comme modèle pour le costume qu’il arbore sur scène pour la « photo de famille » avec Anne Boleyn.
La partition jouée à La Monnaie est celle intégrale de la première représentation de 1883 respectant ainsi les vœux du compositeur alors que pour des raisons pratiques certaines scènes furent coupées rapidement par la suite. Ainsi on retrouve la saisissante confrontation du 3e acte d’Henry VIII avec le légat ou le grand final du 2e acte avec tous les numéros du Ballet. Lorsque le rideau tombe à la fin de la première partie le monarque, en voix off, invite la population à se rendre sur la place de la Monnaie. Les spectateurs s’acheminent, verre à la main, pour assister à cette fête donnée en l’honneur de sa nouvelle conquête. Sur une chorégraphie d’Ivo Bauchiero (sur la musique du ballet pré-enregistrée) la troupe des danseurs exécute une sorte de pastiche de l’intrigue particulièrement appréciée par le public.
Les voix graves sont à l’honneur non seulement dans la partition mais également sur scène. Triomphe absolu pour l’incarnation du Henry VIII de Lionel Lhote. Standing ovation méritée et spontanée de la part de tous les spectateurs pour acclamer cet interprète racé, royal et souverain vocalement et scéniquement. Une prestation qui marquera le rôle à jamais. Vincent Le Texier personnifie avec la musicalité et le style qu’on lui connaît le Cardinal Campeggio et il fait face avec brio au tyrannique souverain. Son apparition suscite également un tonnerre d’applaudissements. Le reste de la distribution nous a paru moins dominante vocalement. Nuançons cependant nos propos en saluant la diction impeccable et le style propre à l’opéra français de tous les chanteurs, en particulier notable chez le britannique Ed Lyon (Don Gomez de Féria) et pour les courtes apparitions d’Enguerrand de Hys (Comte de Surrey). Les deux femmes rivales sont extrêmement bien caractérisées par Marie-Adeline Henry en Catherine d’Aragon malgré quelques stridences dans l’aigu et Nora Gubisch qui en dépit de la fièvre et la maladie (annoncés en début de représentation) incarne avec assurance et en fine musicienne la jeune Anne Boleyn. Werner Van Mechelen (Duc de Norfolk), Jérôme Varnier (Cranmer) et Claire Antoine (Lady Clarence) complètent cette distribution magnifiée par les chœurs sous la houlette de Stefano Visconti et l’Orchestre Symphonique de la Monnaie sous la direction attentive et soutenue de son chef Alain Altinoglu, qu’on ne louera jamais assez de nous proposer ces œuvres oubliées, à (re)découvrir absolument.
Marie-Catherine GUIGUES
27 mai 2023