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NABUCCO au GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

NABUCCO au GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

mercredi 14 juin 2023
Saioa Hernández/ Nicola Alaimo ©Carole Parodi

                                                    « Il a pleuré et aimé pour tous » (G. D’Annunzio)

De Nabucco, tout semble avoir été dit ou presque : le public attend le fameux « Va, pensiero », c’est l’opéra patriotique, flamboyant, que tout le monde aime, mais qui n’atteint pas le génie de Don Carlos ou plus tard d’un Otello… Mais il est plus rare de souligner la complexité de la partition et le coup de maître absolu qu’est cet opéra de Verdi. Ce soir, au Grand Théâtre de Genève, grâce à un plateau vocal exceptionnel et à une mise en scène très stimulante, c’est bien la sève et la fougue du Maître de Busseto qui ont été mises à l’honneur, avec un Orchestre de la Suisse Romande en grande forme. Ce fut un accueil chaleureux, enthousiaste et mérité de la part du public.

 Une mise en scène sobre et pourtant spectaculaire

Commençons, une fois n’est pas coutume, par évoquer la mise en scène. Confié à Christiane Jatahy, cinéaste et auteure brésilienne, à qui fut décerné en 2022 le Lion d’or de la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre théâtrale, ce travail est captivant. Les gros plans sur les solistes, qui laissent voir des regards questionnant les arbitraires politiques et religieux intemporels, le grand miroir, tendu au public, favorisant ainsi son immersion avant même le lever du rideau, procédé assez classique post-brechtien, abolissant l’illusion théâtrale, mais d’une grande efficacité dramatique, cette mise en scène épurée, sobre, et pourtant spectaculaire, parvient à faire émerger de très beaux moments de poésie, notamment dans le premier tableau, où l’eau joue un rôle capital, mais aussi au début du deuxième tableau quand Abigaille découvre qu’elle n’est en fait qu’une esclave (« Ben io t’invenni, o fatal scritto ! »), les murs se recouvrent de l’écriture de la lettre, plus tard déchirée devant Nabucco, et ce sont alors les morceaux de papier qui se réverbèrent dans la salle. Christiane Jatahy utilise avec intelligence les caméras (même Nabucco peut ainsi filmer sa fille en direct !) qui apparaissent comme des armes de surveillance, mais qui parviennent à saisir l’individualité de la souffrance des personnages du chœur. Elle gomme bien entendu toute référence biblique historique, et ne retient du livret que les concepts philosophiques, entre lutte contre l’arbitraire, nécessité de la révolution, mise en évidence des intégrismes religieux… De ce point de vue, c’est réussi, même si l’on peut regretter la banalité des costumes (sauf le jeu sur l’échange de la veste entre Nabucco et Abigaïlle). Mention spéciale à la robe de Fenena qui renvoie à l’emprisonnement du corps des femmes, leitmotiv de la mise en scène, avec une multiplication de ce vêtement qui nous hante jusqu’à la fin. C’est bien cette intemporalité du fanatisme qui est exhibée, non pas un simple clin d’œil de circonstance à l’actualité, mais véritable effort de réflexion sur l’universalité et la persistance du mal. On peut toujours s’interroger sur la pertinence de la modernisation de certaines mises en scène. Je pense que l’on trouvera de belles réponses chez Daniel Mesguich, metteur de scène contemporain, qui considère qu’une mise en scène est comme une rivière qui irrigue d’autres fleuves : autrement dit, lE Nabucco de 1842 a désormais grandi, il est enrichi de nouvelles significations, il est devenu autre, et une mise en scène est par définition périssable : elle dit toujours où l’on en est avec une œuvre. Dans le cas présent, on se réjouira de beaux moments, telle la scène 2 du 3e tableau, où Zaccaria (Riccardo Zannellato, souverain) sème le trouble avec ses prophéties, provoquant le départ de certains Hébreux révoltés, visiblement peu enclins à croire le visionnaire et ses prédictions. On peut saluer ce travail de mise en scène, d’autant plus que la musique la sert avec fluidité et harmonie.

 Un Orchestre de la Suisse Romande qui révèle la subtilité d’une partition trop souvent mal jugée

Musicalement, c’est donc une belle réussite : dès l’ouverture, avec un premier thème joué legato, puis une vraie force et une rapidité galvanisante, à la Muti, le chef Antonino Fogliani, rompu au répertoire belcantiste et verdien, fait le choix de présenter une partition aérée, subtile, loin des clichés qui entourent encore parfois cette œuvre du premier Verdi. On a tendance en effet à oublier que l’écriture verdienne, qui s’éloigne peu à peu des stylèmes de Donizetti et de Rossini (même si le Mose du Maître de Pesaro reste un modèle perceptible), quoique survoltée et énergique parfois, pleine de fougue et d’emphase (on ne guerroie pas au son du triangle et des clochettes !), sait se montrer d’une légèreté, voire d’un intimisme, dont Aïda se souviendra. C’est précisément cette finesse orchestrale à laquelle s’attache Fogliani, qui nous révèle la clarté aérée de certains passages presque chambristes, notamment le violoncelle, parfaitement mis en valeur du début à la fin de l’opéra. Moment intimiste et émouvant que ce poignant souvenir du bonheur chanté par Abigaïlle dans la scène 1 du 2e tableau (quelles flûtes !). Le chef n’est pas en reste dès lors qu’il s’agit de soulever les masses orchestrales mais il le fait toujours avec finesse et pudeur, et l’Orchestre de la Suisse Romande est toujours juste et précis, à l’unisson d’un plateau vocal des plus raffinés.

 Un plateau vocal dominé par l’Abigaïlle saisissante de Saioa Hernández

Les voix en effet ne furent pas en reste, oscillant entre le bon (Davide Giusti en Ismaele, voix jeune, incarnation physique et échevelée, dont un combat dans l’eau lorgnant vers West Side Story !), le très bon (Nicola Alaimo, pour une prise de rôle attendue, qui compose un Nabucco physiquement engagé, charismatique, avec une voix toujours bien posée, un modèle de diction et d’intelligence du texte ; la Fenena d’Ena Pongrac, belle diction, émotion contenue, sobriété, qui s’accorde bien au rôle ; le Zaccaria de Riccardo Zanellato, hiératique et souverain) et… l’excellence, avec une Saioa Hernández qui domine aisément le rôle : on peut dire qu’elle est incontestablement la grande Abigaïlle de notre temps. Elle a les aigus nécessaires, mais aussi la ductilité vocale, une homogénéité du grave à l’aigu (les scalette initiales sont un modèle de ce point de vue) mais, et c’est rare, elle sait être retenue, ce qui la rend, surtout dans la scène où elle chante à même le sol, entourée d’une robe géante arachnéenne, profondément émouvante. Indéniablement, elle maîtrise le rôle, dont elle donne à entendre toutes les forces et les failles. Le monstre humain. L’oxymore vocal incarné. Le sens de la nuance. Une réussite totale. Il y a de la Turandot en elle…

 Un chœur qui donne au spectacle une dimension cathartique

La grande réussite de la soirée, incontestablement, ce sont bien sûr les chœurs du Grand Théâtre de Genève, dirigés par l’excellent Alan Woodbridge. On retient l’excellente idée de Christiane Jatahy qui a décidé à maintes reprises de répartir les choristes dans le public, au parterre et aux balcons, créant non seulement un effet stéréophonique saisissant, mais aussi une forme d’immersion, rompant l’illusion théâtrale, renouant paradoxalement avec la fonction du chœur dans la tragédie grecque. Le fameux « Va, pensiero sull’ali dorate » n’est ainsi plus interprété comme un passage obligé (voire une scie !) mais comme un vrai moment d’émotion, dans lequel le cœur donne toute la mesure de ses moyens. Bien entendu, je me montre plus étonné, parfois un peu réservé pour le finale : on sait que l’opéra devait se terminer par le spectaculaire chœur « Immenso Jehovah » ; l’arrivée d’une Abigaïlle empoisonnée et mourante, était une demande de la Strepponi, future Madame Verdi. Antonino Fogliani fait le choix de caler après le chant final un intermezzo symphonique composé par ses soins, pendant que défilent des robes d’esclaves de Fenena, une musique dont la modernité peut surprendre, bien qu’elle ne défigure pas totalement le propos. Arrive alors de nouveau le chœur, qui reprend le « Va, pensiero », disséminé dans le public, et chanté a capella, lumières allumées. Fogliani explique ce choix en disant vouloir faire un pont entre les luttes du Risorgimento et les combats de notre temps. A mon sens, la seule reprise du chœur, déjà contestable sur le plan du fameux respect de la partition, eût suffi à montrer toute l’universalité du propos. Mais il faut admettre que ce finale surprenant a su créer un moment étonnant, grandiose, et, osons le mot, cathartique : nous sommes tous des exilés, nous sommes aussi l’humanité souffrante, avec nos guerres, nos fanatismes, nos nations à la dérive et nos passions contradictoires. Nous pleurons et nous aimons pour tous.

Au total, une belle soirée, homogène, théâtralement et vocalement réussie : il est temps de courir encore au Grand Théâtre de Genève pour applaudir cette production étonnante.

Philippe Rosset,
14 juin 2023
 
NABUCCO au GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE
Opéra en 4 parties de Giuseppe Verdi
Livret de Temistocle Solera
Créé en 1842 au Teatro alla Scala de Milan

Dernière fois au Grand Théâtre de Genève en 2013-2014

DISTRIBUTION
Direction musicale Antonino Fogliani
Mise en scène Christiane Jatahy
Scénographie Thomas Walgrave et Marcelo Lipiani
Costumes An D’Huys
Lumières Thomas Walgrave
Vidéo Batman Zavarese
Directeur de la photographie et caméra (film) Paulo Camacho
Développement du système vidéo Júlio Parente
Artiste sonore Pedro Vituri
Dramaturgie Clara Pons
Direction des chœurs Alan Woodbridge

Nabucco Nicola Alaimo
Abigaille Saioa Hernández
Zaccaria Riccardo Zanellato
Ismaele Davide Giusti
Fenena Ena Pongrac
Anna Giulia Bolcato
Abdallo Omar Mancini
Il Gran Sacerdote William Meinert

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Coproduction avec les Théâtres de la Ville de Luxembourg, l’Opera Ballet Vlaanderen et le Teatro della Maestranza de Séville

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