Comme chaque année, le tapis rouge a été déroulé pour la grande première d’ouverture du Festival d’Opéra de Munich. Pour l’édition 2023, c’est Hamlet du compositeur canadien Brett Dean qui a été choisi, l’opéra est présenté dans la version originale qui avait connu sa première le 11 juin 2017 au Festival de Glyndebourne.
La production, mise en scène par Neil Armfield, avait été saluée par la presse internationale et reçu de nombreuses distinctions, dont des prix lors des South Bank Sky Arts Awards, des International Opera Awards, des RPS Music Awards et des Helpmann Awards.
Le directeur musical de l’Orchestre de l’État de Bavière Vladimir Jurowski est au pupitre : il dispose pour cet opéra d’une expertise particulière puisqu’il était le directeur musical de Glyndebourne au moment où ce festival donna commission à Brett Dean de composer un opéra et qu’il avait en 2017 dirigé la création de Hamlet au célèbre Festival du Sussex anglais avec le London Philharmonic Orchestra et le Glyndebourne Chorus.
Cinq des interprètes principaux reprennent de plus le rôle qu’ils avaient chanté à Glyndebourne, et pour les quatre premiers cités également lors de la reprise new-yorkaise au MET en 2022 : le rôle-titre interprété par Allan Clayton, le Claudius de Rod Giltry, l’Horatio de Jacques Imbralio, le Guildestern de Christopher Lowry et le fantôme/fossoyeur de John Tomlison.
Le livret est dû à Matthew Jocelyn, qui l’a composé en collaboration avec le compositeur d’après la tragédie du début du 17e siècle Hamlet, Prince of Denmark de William Shakespeare.
Si le contenu est étroitement lié à l’original en cinq actes, de nombreuses modifications structurelles et dramaturgiques ont été apportées. Il est divisé en deux actes et un total de douze scènes, le premier acte étant presque deux fois plus long que le second. Jocelyn a eu recours à des textes issus des trois versions originales disponibles de la tragédie (1603, 1604/05 et 1623) et a conservé la langue originale de Shakespeare. Il a essentiellement réduit l’intrigue à la vengeance d’Hamlet et à son union avec Ophélie. Dean et Jocelyn s’étaient rapidement rendu compte qu’ils ne pourraient conserver que 15 à 20 % du texte original et opté pour une réduction du drame à 12 scènes clés. Le librettiste a en outre réarrangé les paroles à certains endroits et les a parfois attribuées à d’autres personnages ou au chœur. Le premier exemple touche les premiers mots du monologue de Hamlet, “To be or not to be ” dont il retranche les deux premiers mots dès la scène d’ouverture. Hamlet comme hébété balbutie de manière répétée “… or not to be ” alors qu’il se lamente sur la tombe de son père. Ces quatre syllabes résonnent comme un glas funèbre et nous invitent à nous poser des questions sur notre propre existence. Et ce n’est que bien plus tard, lors de la scène du théâtre, qu’on entendra la phrase complète, mais prononcée par le premier acteur.
Comme dans la pièce de Shakespeare le livret se termine avec la phrase lapidaire ” The rest is silence1 “. D’autres phrases clés, comme “Something’s rotten in the state of Denmark”2 et ” The readiness is all “3, sont également reprises par le livret.
Le metteur en scène australien de théâtre, de cinéma et d’opéra Neil Armfield avait déjà collaboré avec Brett Dean en 2010 pour la création de son premier opéra, Bliss. Il se dit fasciné par le Hamlet de Shakespeare, qu’il évoque comme sa pièce préférée entre toutes, une pièce qu’il avait déjà montée en 1994 à Sydney, avec Cate Blanchett dans le rôle d’Ophélie. De même que Shakespeare avait placé l’action dans un Danemark médiéval à une époque imprécise, l’opéra de Dean se déroule lui aussi à une date indéterminée. Si la grande salle de bal du château royal d’Elseneur évoque le 18ème siècle, elle se fragmente au fil de l’opéra, toutes les pièces du décor se retournant et se reconfigurant pour nous donner à voir un envers du décor avec des échafaudages contemporains et des penderies de vêtements qui donnent parfois l’impression de se trouver dans les coulisses. Pour ses costumes très réussis, Alice Babidge s’est inspirée des silhouettes de la haute couture des années 1950. Les femmes portent d’élégantes robes à l’esthétique glamoureuse, les hommes sont en costume cravate. Le personnage d’Hamlet se démarque de ce luxe par la simplicité de ses frusques qui en font plus un paria qu’un prince héritier : T-shirt noir, caban noir, jeans et baskets. Le costume d’Ophélie se déchire et se dégrade, imageant la détérioration de son état psychique. La mise en scène nous plonge dans l’univers mental des personnages, un univers fantasmagorique, perfide et fou qu’elle explore en suivant la pensée et le cours des idées des protagonistes qui sont en dialogue avec eux-mêmes.
Brett Dean a travaillé à son opéra entre 2013 et fin 2016 en composant une série d’études préparatoires, notamment son deuxième quatuor à cordes And once I played Ophelia (2014), From Melodious Lay – A Hamlet Diffraction pour soprano, ténor et orchestre (2016), Gertrude Fragments pour mezzo-soprano et guitare (2016), Rooms of Elsinore pour violon et piano (2016) et le concerto pour accordéon The Players (2016). La partition complète ne fut prête que deux semaines avant les répétitions de 2017 à Glyndebourne. L’œuvre nécessite un orchestre et des chœurs étendus : outre un orchestre d’opéra complet, la partition demande une importante section de percussions, des instruments électroniques et des effets sonores inhabituels, ainsi qu’un “semi-chœur “.
Pour exprimer le foisonnement et l’inextricable salmigondis des pensées qui se pressent et se dispersent sans arrêt dans le cerveau, le compositeur a eu la brillante idée de concevoir en plus du grand chœur qui chante sur scène un petit chœur de huit chanteurs caché dans la fosse d’orchestre, qui agit comme une sorte d’écho sonore de l’action sur scène, s’emparant des idées et les amplifiant comme un bavardage ou les faisant résonner comme un bégaiement. C’est extraordinairement efficace pour exprimer les bruissements du mental, par exemple pour rendre les ravages de la douleur, la confusion mentale et la désagrégation de l’esprit d’Ophélie. Le petit chœur caché dans la fosse fait souvent office d’extension sonore du chœur ou des solistes : lorsque les solistes commencent un mot, le petit chœur, superbement interprété par le rheinstimmen ensemble, en reprend souvent la première syllabe qu’il multiplie en boucle, ce qui donne un effet halluciné.
Dans une interview recueillie par la dramaturge Laura Schmidt, Vladimir Jurowski a détaillé très précisément la composition de l’orchestre. En voici des extraits traduits :
” Dean travaille avec un corps sonore très étendu. Le son s’écoule de la fosse d’orchestre vers la salle. En outre, deux groupes de satellites sont placés à gauche et à droite de la fosse d’orchestre, ce qui crée un effet stéréo. Ces groupes ne sont pas visibles, mais ils sont audibles. Ils se composent chacun d’un clarinettiste, d’un trompettiste et d’un percussionniste, avec également l’utilisation de pierres. Ces pierres sont un moyen d’expression très puissant et produisent des effets sonores particuliers. Il s’agit de simples pierres que l’on trouve dans une rivière ou un jardin. Ces pierres sont frappées ensemble, ce qui produit un son qui semble venir d’outre-tombe. […] Il y a un troisième niveau sonore qui est vraiment très mystique. les sons réels préenregistrés de la clarinette, de la harpe, du violoncelle et du tam-tam, qui sont transformés en sons électroniques. En outre, le chœur, enregistré et joué ensuite de manière électroniquement modifiée, est ensuite réenregistré. Ces sons, combinés aux sons réels, qui apparaissent comme des ” sons d’ambiance ” de l’orchestre et du chœur, sont souvent utilisés lors d’événements mystiques. […] En outre, certains chanteurs doivent non seulement chanter depuis la scène, mais aussi depuis l’arrière de la scène ou dans la salle de spectacle. Il en résulte des paysages sonores qui sont extrêmement inhabituels pour des oreilles formées à la musique classique. […] La musique n’est jamais une fin en soi, tout travaille à l’épanouissement d’une grande idée. C’est du vrai théâtre musical qu’a conçu le compositeur. “
Alors que Brett Dean était encore en phase de composition, le Festival de Glyndebourne avait proposé le rôle d’Hamlet au ténor anglais Allan Clayton. Brett Dean avait pu l’entendre chanter au Komischer Oper de Berlin et connaissait bien sa voix. Il lui demanda de lire des soliloques et a ainsi pu tailler sa partition sur mesure pour ce rôle terriblement exigeant : la présence en scène d’Hamlet est quasi constante, dix scènes sur les douze que comporte l’opéra. Créateur du rôle, Clayton l’a ensuite repris l’an dernier à New York. Il l’interprète à Munich pour la troisième fois en six ans. Le jeu de scène de Clayton suscite la plus grande admiration : il rend avec une grande authenticité le personnage de ce fils de roi qui pour venger son père doit se transformer en acteur et simuler la folie, et dont on ne saura pas si dans son désespoir, dans sa solitude, il ne devient pas réellement fou et ne se détruit pas lui-même alors qu’il entraîne tant d’autres personnages dans la mort. L’expressivité nuancée du chant est bouleversante, Clayton rend avec un immense talent les noirceurs, les déchirures et la folie de son personnage et nous fait pénétrer au fin fond de l’univers terrible et halluciné de Hamlet.
L’Ophélie de Caroline Wettergreen est tout aussi bouleversante. Son grand air de la folie au début de la seconde partie est d’anthologie, avec des aigus foudroyants. Le doyen de la production (76 ans), la basse wagnérienne britannique John Tomlison, interprète tant son fantôme que son fossoyeur avec une présence en scène qui crève les planches. C’est lui à qui revient l’honneur de prononcer le ” To be or not to be” en premier acteur de la pièce de théâtre que viennent jouer les comédiens à la cour de Claudius. Sophie Koch chante avec finesse et retenue une reine Gertrude qui ne semble pas au courant des noirceurs de son second mari ou qui tout au moins préfère les ignorer. Rod Gilfry rend bien la vanité et la fatuité de Claudius, le roi criminel, de son baryton un peu terne le soir de la première. Charles Workman donne un grand relief au personnage de Polonius avec son Heldentenor éclatant. Sean Panikkar chante un Laertes impressionnant, une des plus belles interprétations de la soirée. L’humour est au rendez-vous avec les deux contre-ténors Patrick Terry et Christopher Lowrey qui robotisent à merveille l’obséquiosité rampante et vénéneuse de Rosencranz et Guildenstern, avec un chant qui apporte à l’opéra une touche élisabéthaine.
La caractérisation musicale prononcée des personnages rencontre parfaitement les choix du librettiste. Même si la réception de l’œuvre est au départ un peu ardue en raison de la nouveauté du propos musical, on est très vite séduit par la richesse inventive et la profondeur de l’opéra de Brett Dean, qui pourrait bien rentrer dans les annales comme un chef d’œuvre de la musique du 21ème siècle.
Luc-Henri ROGER
26juin 2023
1 Le reste est silence
2 il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark
3 L’essentiel, c’est d’être prêt
Distribution
Direction musicale Vladimir Jurowski
Mise en scène Neil Armfield
Décors Ralph Myers
Costumes Alice Babidge
Lumières Jon Clark
Chœur Rustam Samedov
Chorégraphie Denni Sayers
Scène d’escrime Nicholas Hall
Dramaturgie Laura Schmidt
Hamlet Allan Clayton
Ophélie Caroline Wettergreen
Claudius Rod Gilfry
Gertrude Sophie Koch
Polonius Charles Workman
Horatio Jacques Imbrailo
Fantôme/fossoyeur/1er acteur John Tomlinson (qui a interprété ces rôles à Glynderbourne)
Laertes Sean Panikkar
Rosenkranz Patrick Terry
Guildenstern Christopher Lowrey
Marcellus / 4e Acteur Andrew Hamilton
2e Acteur Liam Bonthrone
3e Acteur Joel Williams
Accordéoniste James Crabb
Semi choeur rheinstimmen ensemble Ursula Göller Julia Hagenmüller Phillipa Thomas Eva MartiIlja Aksionov Gabriel SinWilliam Drakett George Clark
Orchestre de l’État de Bavière
Chœur de l’Opéra de Bavière
Prochaines représentations les 1, 5, 9 et 12 juillet.
Réservations :
https://www.staatsoper.de/stuecke/hamlet
Crédit photographique © Wilfried Hösl