La frénésie des grands soirs était palpable hier dans les rues d’Orange ou après plus de 4 ans d’attente, et leur concert annulé du 20 juillet 2019, Anna Netrebko et Yusif Eyvazov, faisaient leurs débuts face au mur. Une foule dense et compacte de 4 200 personnes, formidablement encadrée par les équipes de sécurité et de secours, s’est rapidement massée sur les gradins en pierre du théâtre pour l’occasion.
Pour leur unique représentation estivale en France, ce tandem de haut vol nous propose de larges extraits des œuvres les plus célèbres de Verdi dans le pur style de l’opéra populaire italien. Ils reprennent ainsi le programme réalisé trois jours plus tôt au Festspielhaus de Baden-Baden, accompagnés par la mezzo-soprano Elena Zhidkova. Elchin Azizov, le baryton azerbaïdjanais, complète la distribution pour l’occasion.
Anna Netrebko, rayonnante, s’avance d’un pas décidé, sur la scène du théâtre antique dans une magnifique robe rouge dont les voilages sont emportés par le vent. Elle ouvre le bal de cette magnifique soirée par l’exigeant air de la lettre de Lady Macbeth qu’elle vient d’interpréter à la Scala de Milan. La soprano impressionne par sa projection sans faille mais surtout par son jeu de scène sans égal. Elle s’approprie l’intégralité de l’espace et laisse transparaître toute la noirceur et la violence du personnage, tant au moyen de ses expressions et de sa gestuelle, que par sa voix. Les immenses intervalles et la ligne de chant sont parfaitement maîtrisés. Elle dresse le portrait d’une femme dont l’ambition est sans limite ! Son interprétation de Leonora dans La Force du destin est tout aussi convaincante et émouvante. Sa prière est pleine de recueillement et de dévouement, avant de laisser surgir ses doutes et ses angoisses lorsqu’apparait le thème de la malédiction. Anna Netrebko brille également avec son mari, lors de la scène finale de Aida chantée à proximité immédiate des pierres millénaires du mur du théâtre antique. L’apothéose mélancolique et résignée du duo final constitue incontestablement un de ces moments marquants, hors de toute temporalité, pour lesquels nous allons à l’opéra ! L’harmonie entre les deux voix, ainsi que les nuances et la douceur de ses notes pianos filées émeuvent au plus haut point.
Yusif Eyvazov reprend quant à lui des airs d’opéra qu’il a chanté récemment à Vérone ou à Paris. Sa voix surprend et impressionne dans le « Ella mi fu rapita ! » de Rigoletto, plein d’anxiété et de tourments. Ses interventions dans les différents airs du Trouvère ou de La Force du destin sont l’occasion de faire valoir sa projection impressionnante. Il démontre une technique vocale sans faille, acquise au prix de nombreuses heures de travail, lui permettant de faire un véritable numéro de chant notamment par le biais de notes tenues stupéfiantes !
Le couple star s’est entouré pour l’occasion de la mezzo-soprano russe Elena Zhidkova, leur fidèle complice qui les accompagne sur cette tournée de concerts. Cette artiste, pourtant acclamée lors de sa Vénus en 2019 à Bayreuth, apparaît ce soir en méforme et souffrante. Son intervention finale dans le large extrait d'Aida reste sensible et touchante.
Le baryton azerbaidjanais Elchin Azizov, est un partenaire fiable et sécurisant. Il démontre sa maîtrise dans son air du Bal masqué et accompagne le couple star sans démériter lors du final de l’acte 1 du Trouvère. Il conviendra de noter, quand même, que le très célèbre quatuor de Rigoletto apparaît comme déséquilibré. Il est dominé par la présence sonore imposante des appels enjôleurs à la « Bella figlia dell’amore » de Yusif Eyvazov, et par les cris de désespoir de Gilda, horrifiée de constater l’infidélité de l’homme qu’elle aime. L’ensemble se rapproche de la superposition de lignes vocales sans malheureusement donner à entendre le fondu harmonique escompté sur ce passage célébrissime.
L’orchestre Philharmonique de Nice, que l’on retrouve avec plaisir cette année encore, est placé pour la soirée sous la direction du maestro italo-polonais Michelangelo Mazza, avec qui les deux vedettes ont fréquemment l’habitude de se produire. Ce chef particulièrement expressif et attentif aux différents pupitres étonne par ses choix de tempi souvent très lents. Il propose par contre une lecture enthousiasmante, tirant le plein potentiel de l’orchestre niçois, du ballabili d’Otello, extrait trop souvent coupé !
A défaut de l’orage attendu, c’est donc une pluie d’étoiles bienfaitrices qui s’est abattue en cette soirée de clôture des Chorégies 2023, et qui restera dans les mémoires de tous ceux qui s’y seront exposés. Anna Netrebko, dans une forme vocale extraordinaire, prouve, s’il était encore besoin de le faire, qu’elle règne aujourd’hui sans partage sur le monde de l’opéra. Elle est une des rares artistes à pouvoir passer en quelques minutes de Macbeth à Rigoletto, aux deux Léonora de La Force du destin et du Trouvère, ou encore Aida et Traviata, sans jamais laisser entrapercevoir une perte de contrôle et tout en incarnant pleinement chacun de ses personnages.
Le public nombreux ne s’y trompa point et réserva aux artistes une belle ovation.
Aurélie Mazenq
24 juillet 2023