C’est avec Carmen, l’opéra le plus joué au monde, que le plus ancien des festivals d’été d’art lyrique a décidé de lancer sa programmation. Cette partition emblématique de la culture française nous emmène dans une liesse populaire, de la séguedille à l’air du toréador, de la fleur donnée lors de la habanera à la quadrille des toréros. Se renouveler, tout en restant fidèle à l’esprit du livret, constitue un défi très complexe relevé par l’équipe artistique, d’autant que d’illustres interprètes ont eu l’occasion de chanter face à l’impressionnant mur du théâtre antique.
La mise en scène de Jean-Louis Grinda, pour cet ouvrage n’est pas une découverte. La production ayant été donnée à deux reprises à Toulouse, Monte-Carlo ou encore Marseille tout récemment. Sa démarche s’appuie sur un travail fouillé du livret et sur le caractère des personnages de l’opéra. On peut rapidement comprendre que la joyeuse comédie de garnison qu’on nous propose dans les premières minutes va s’achever en tragédie, conduisant à un féminicide. Jean-Louis Grinda réussit le défi de dépeindre l’atmosphère des quatre actes : la place de Séville, la taverne de Lillas Pastia, la montagne des contrebandiers et la place devant les arènes, au moyen de costumes diversifiés et de lumières toujours renouvelées, guidant le spectateur dans la compréhension de l’œuvre au travers d’un décor minimaliste. L’espace est délimité par deux imposantes parois mobiles incurvées pouvant être assimilées, tour à tour, à l’intérieur ou l’extérieur d’une arène mais également à des cornes de taureau stylisées. La jeune danseuse de flamenco Irène Olvera souligne de ses interventions magnétiques les moments clés identifiés par le metteur en scène.
Créé en 1875 à l’Opéra-Comique dans un parfum de scandale, Carmen nous propose un voyage en Andalousie autour des quatre protagonistes principaux dont la psychologie a été ici particulièrement travaillée.
Marie-Nicole Lemieux incarne une héroïne flamboyante dont on peut sentir, dès les premières notes, le feu intérieur et la joie de chanter pareil emploi. Sa diction parfaite est mise au service du texte et de la théâtralité de la cigarière. Le timbre chaud et sensuel de la contralto canadienne trop rare dans ce rôle, envoute par ses graves vibrants et sa projection sans faille dans les aigus. Sa volonté d’être une femme libre face à la société et aux conventions des hommes auxquels elle dit « non » en incarnant un personnage solaire, espiègle et libre, constitue une vraie proposition ! Marie Nicole Lemieux explore également les failles du personnage qui cherche à se libérer de l’oppression étouffante d’un univers où elle a sa place uniquement parce qu’elle s’est battue. Elle a lu dans les cartes « la mort, la mort, toujours la mort » qui s’impose à elle. Carmen va cependant choisir d’accepter son destin et de vivre encore plus intensément en attendant son heure. Symboliquement, elle décide d’embrasser Don José, dont elle a compris qu’il la mènera à sa perte marchant dans l’adversité vers ce sombre avenir. Elle accueillera d’ailleurs la mort dans un éclat de rire, se jetant sur le couteau de Don José, non sans rappeler la proposition du festival d’Edimbourg de Teresa Berganza et Placido Domingo.
Jean-François Borras renoue avec le personnage sombre de la nouvelle de Prosper Merimée en dessinant un « pauvre type » amoureux, jaloux et possessif particulièrement convaincant. L’intensité dramatique est présente à chaque instant, notamment lorsque son tempérament violent ressurgit. Sa déclaration d’amour à Carmen lors de son air de la fleur apparait, à l’inverse, sensible et sincère, tout comme l’évocation de sa Navarre natale portée par les magnifiques cors de l’orchestre. Son timbre est lumineux et ses aigus sont sonores et bien projetés, même si, à mesure de l’avancée de la soirée, la voix accuse une légère fatigue. Fatigue bien légitime au vu de l’exigence du rôle et d’un emploi du temps fourni (il était Faust dans le Méfistofele de Boïto au Capitole de Toulouse une semaine avant).
Ildebrando D’Arcangelo, dans le costume du toréador Escamillo, fait ainsi tourner les têtes par son charme magnétique lors de son air tant attendu. Sa magnifique voix de baryton-basse à la couleur de bronze sert parfaitement le rôle, lui conférant une profondeur nouvelle.
Alexandra Marcellier est la jeune villageoise Micaela qui tentera par tous les moyens d’empêcher la descente aux enfers de Don José qu’elle aime. Elle livre le portrait d’une touchante adolescente fleur bleue, un brin espiègle, pleine de musicalité et capable de nous émouvoir presque naïvement dans cette partition courte et exigeante. Ses aigus sont particulièrement sonores et remplissent l’enceinte du théâtre.
Charlotte Despaux et Eleonore Pancrazi, endossent les rôles de Frasquita et Mercedes, les deux inconditionnelles acolytes de Carmen. Pleinement investies dans un jeu de scène virevoltant, elles ne reculent devant rien, ni pirouettes, ni acrobaties vocales, ni portés aériens démontrant ainsi qu’elles sont toutes deux des artistes complètes. Leur air des cartes est maitrisé et remarquablement souligné par l’orchestre. Lionel Lhote (Le Dancaïre) impressionne par sa projection et sa maîtrise vocale. Tandis que Jean Miannay (Le Remendado) l’accompagne comme contrebandier. Il dispose des moyens vocaux de ténor honorable. Le quintette qui réunit les protagonistes est parfaitement équilibré et traduit une belle complicité dans l’équipe de cette production. La basse Luc Bertin-Hugault et le baryton Pierre Doyen interprètent respectivement Zuniga et Moralès, Pierre Doyen, lance la soirée de main de maître en étant présent dès les premières secondes.
La jeune napolitaine Clélia Cafiero, devient la seconde femme à diriger dans l’enceinte du théâtre antique. Elle galvanise l’Orchestre National de Lyon. Sa direction extrêmement claire et son sourire de chaque instant confère beaucoup de relief et de contraste à ce drame sombre. Elle soulève l’enthousiasme et la gaité des spectateurs notamment pour « Les tringles des sistres tintaient » qui constitue le tableau le plus réussi de la soirée tant musicalement, que vocalement et théâtralement, ou encore pour l’arrivée de la quadrille des toreros. Elle rattrape sans difficulté les petits décalages inhérents à l’immensité du lieu et des chœurs pourtant bien préparés par Stefano Visconti. Le public ne s’y trompe pas et lui offre une belle ovation amplement méritée ainsi qu’à son orchestre.
Bien qu’ayant reçu un accueil mitigé, cette relecture de Carmen aux Chorégies d’Orange constitue une proposition audacieuse et cohérente de ce chef-d’œuvre hors des sentiers battus. Le public présent en cette chaude nuit d’été aurait, pour partie sans doute, préféré une version plus conventionnelle de cet opéra, mais cet art n’est-il pas justement fait aussi pour bousculer nos certitudes ?
Aurélie Mazenq
8 juillet 2023
