Si l’été pointe le bout de son nez sur l’annuel calendrier, le ciel des Arènes de Cimiez, lui, reste bien ombreux… Tourments des Dieux de la mythologie grecque, à l’heure où ces derniers s’apprêtent à revivre la tragédie d’Hélène de Troie ? Berceau d’une épopée, tombe d’une Aphrodite… Et si la déesse de l’amour et de la beauté pouvait ressusciter ? Tel pourrait être le pari ultime que brave Simon Abkarian1, dont la plume témoigne d’une richesse d’écriture et d’un souffle lyrique bouleversant qui ne peuvent que submerger quiconque les écoute.
Dans la chambre où Hélène se donna à son amant troyen, Pâris, « la plus belle femme du monde » retrouve son ancien époux, le roi grec Ménélas, vainqueur d’une guerre longue de dix cruelles années pour regagner celle qu’il aima. Son rival, le fils du roi Priam, a expiré sous sa lame. Une guerre des mots supplante alors celle des armes pour nous livrer la bataille ultime de deux êtres brisés. Sous le chant d’un long piano noir dont les marteaux frappent la discorde céleste, apparaissent les deux protagonistes. De son âme musicale et de sa voix envoûtante, Macha Gharibian2, pianiste et chanteuse internationale, accompagne le duel éprouvant. Cette jazzwoman incarne ici un personnage fantomatique et abstrait, que les deux héros sollicitent aveuglément dans le brouillard de leurs sentiments avec l’espoir de retrouver la paix intérieure. « Joue, ne t’arrête pas » supplie Ménélas. Toute dévouée à la noble cause, elle porte les notes des blessures, sert les remèdes du cœur que les anciens amants mêlent à l’alcool pour tenter de ressusciter. « Viens t’asseoir », « taisons-nous un instant », « écoute », « buvons »…
Dans une poésie troublante, interprétée et exhalée à la perfection par les deux comédiens aussi fascinants qu’émouvants, Simon Abkarian saisit l’âme humaine à sa source pour défier les maux de l’humanité par des mots découpés dans l’authenticité pure de l’être.
Autour de trois micros – le troisième, celui de la colombe qui pacifie ? Celui de l’arbitre qui sépare ? Celui du silence qui ressource ? Celui du fantôme des défunts ? – que les deux combattants approchent ou éloignent dans la justesse de l’instant : la colère, les émois ou les confidences, l’auteur brandit l’amour comme arme ultime à ce corps à corps, autour d’un jeu d’équilibre parfait des forces. Ainsi pare-t-il le guerrier Ménélas (Brontis Jodorowsky3 admirable et racé), souvent relégué trop hâtivement au rang de rustre jaloux et égoïste, de l’intelligence subtile du cœur. Le monarque, marqué par le sceau de la malédiction des Atrides, revendique ainsi le droit et la capacité au conquérant d’éprouver la faiblesse, la fragilité et le doute : « Il fait nuit en moi », de pardonner, et même… de demander pardon !
A l’opposé de ce « jeune roi figé dans le sang d’un vieillard », de cet « aigle dont (on) a dérobé le ciel », il dote Hélène (Aurore Frémont4 troublante et frémissante), souvent assimilée à une putain adultère, d’une justice et justesse sentimentale imparables. « Louve indomptable et indomptée », assoiffée d’espace et de liberté, cette guerrière des sentiments a choisi le sourire d’un amant plutôt que l’absence d’un roi, la vibration gracile de la vie plutôt que la poussière mortelle de l’ennui d’une vie quotidienne utilitariste et conventionnelle.
Bien au-delà d’une retranscription de la mythologie, l’auteur de ce chef-d’œuvre s’adresse aux couples contemporains et, plus encore, aux peuples actuels en guerre, pour réanimer à coups de bouche à bouche la flamme originelle de la paix. Joaillier suprême des lettres, l’auteur ose défier l’Amour à son dernier soupir, s’adresser au miracle. Quand plus rien n’est à perdre, tout ne redevient-il pas possible ?…
Pour mettre en lumière cet enjeu de taille, dans le courage des égos meurtris capables d’entendre le pire et d’étouffer l’orgueil, il fallait, pour mettre en phase les ruines niçoises du Ier siècle avec le néant de la ville détruite de Troie, dépouiller les personnages de toute parure superficielle et les vêtir d’un noir tragédien. Ici, la royauté se sent dans la sobriété de la scénographie5, dans le sang de la langue, dans le panache de la pensée.
Ainsi Simon Abkarian couche-t-il sur ces pages un véritable hymne à la paix ! En imaginant les retrouvailles de ces deux victimes, de cet oxymore divin et humain, il renverse le cours d’une tragédie pour ouvrir une porte à la surdité des hommes. « Parler, écouter, pardonner, rebâtir » pourraient être les quatre verbes d’un même mantra: le bonheur de vivre, en couple comme en société.
Sacrée leçon divine en ces temps agités !…
Nathalie AUDIN
25 juin 2024
1Simon Abkarian : auteur français d’origine arménienne et metteur en scène d’une quinzaine d’œuvres pour le théâtre, comédien de théâtre (une cinquantaine de pièces), de cinéma (plus de 70 films) et de télévision.
2Macha Gharibian : pianiste de formation classique, chanteuse, auteure, compositrice, elle a remporté le prix “Révélation aux Victoires du jazz” en 2020. Elle est également réalisatrice de ses propres albums. Chevalière de l’Ordre des Arts et des Lettres en 2023.
3Brontis Jodorowsky : comédien de théâtre (une quarantaine de pièces), de cinéma (plus d’une vingtaine de films) et metteur en scène de théâtre et d’opéra.
4Aurore Frémont : actrice de théâtre et de télévision (“Révélation Théâtrale Prix du Syndicat de la Critique 2020” et nommée aux Molières de la révélation féminine 2020 )
5La scénographie, ici complètement dépouillée (un seul et immense plateau de scène en guise de décor), se révèle toute différente de celle de la création au Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet en novembre 2023 qui comportait miroirs et murs dorés, divan cossu et costumes fastueux. Les photos illustrant nos propos font état de ces deux visions apparemment antagonistes, la profondeur du texte et la sensibilité des acteurs constituant les véritables et puissants vecteurs d’émotions.