La première version de Macbeth, créée au Teatro della Pergola de Florence le 14 mars 1847, peut être considérée comme un « opéra de jeunesse » du compositeur, cinq ans après Nabucco (1842). C’est la première adaptation d’une œuvre de Shakespeare pour le maître de Busseto lequel, en fin de sa carrière, empruntera encore au dramaturge anglais pour ses deux dernières (et prodigieuses) compositions Otello et Falstaff. Verdi écrivit une seconde version de Macbeth qui vit le jour à Paris au Théâtre Lyrique le 19 avril 1865 et pour laquelle il procéda à une révision profonde de sa partition.
Comme il l’avait écrit dans une lettre célèbre, Verdi avait souhaité une « voix laide » pour incarner Lady Macbeth. Il avait insisté auprès de la créatrice, qui avait pourtant une voix fort belle, pour lui expliquer qu’il tenait à cet impératif pour des raisons relatives à la psychologie du personnage. Il récusa, au préalable, la célèbre cantatrice Eugenia Tadolini créatrice de Linda di Chamounix et Maria di Rohan de Donizetti (et d'Ernani et Alzira) en raison du caractère trop « angélique » de son timbre selon lui antinomique avec l’incarnation de cette monstrueuse Lady shakespearienne.
La production du metteur en scène Krzysztof Warlikowski au Festival de Salzbourg
En 30 ans de carrière le polonais Krzysztof Warlikowski a mis en scène nombre de pièces de théâtre et d’opéra. Depuis 1997, il a monté plusieurs sommets de Shakespeare : Hamlet (plusieurs fois, notamment au Festival d’Avignon en 2001), La Mégère apprivoisée, La Nuit des rois, La Tempête, Macbeth… Krzysztof Warlikowski a reçu en 2021 un Lion d’or à Venise pour l’ensemble de sa carrière au théâtre et à l’Opéra(1).
La scénographie
C’est l’illustration d’un cauchemar monstrueux et sanglant (dans des décors et des costumes de Malgorzata Szczesniak et des lumières de Felice Ross avec l’appui des vidéos de Denis Guéguin et Kamil Polak).
La scénographie propose un lieu unique : il n’y a véritablement ni antre de sorcières, ni chambre des époux Macbeth, ni dépendances d’un château royal etc. L’impressionnant plateau de la salle du Grand Festival est entièrement vide et offre à la vue un gigantesque hall, tour à tour salle d’attente, clinique, salle de fêtes, réfectoire, ou tout autre lieu(2). Un espace glaçant et surdimensionné avec un non moins immense banc sur lequel, avant même le prologue musical, Macbeth et Lady Macbeth, attendant leur avenir, sont séparés l’un de l’autre comme un couple qui n’a rien à se dire, tous deux angoissés par l’incertitude de leur futur. Dans la partie supérieure du plateau on perçoit, en forme de frise, une étroite galerie vitrée. Côté jardin, un lavabo dans lequel Lady Macbeth lavera ses mains tachées de sang après l’assassinat du roi Duncan et à la fin de l’opéra se tranchera les poignets pour se suicider. Un énorme demi-cercle de rayons lumineux aussi brillant qu’effrayant descendra des cintres lors des fêtes au palais.
Les thèmes
. L’infertilité est le premier thème (central) de la mise en scène qui est construite autour du personnage de Lady Macbeth. Celle-ci ne peut pas avoir d’enfants. Le gynécologue le confirme en pantomime dans la scène d’ouverture où l’on voit côté jardin Macbeth avec Banco consultant sur leur avenir les sorcières : femmes aveugles portant des lunettes noires (ce qui permet sans doute de décupler leur sens divinatoire et prophétique).
Concomitamment, côté cour, Lady Macbeth subit un examen gynécologique (répercuté sur un écran) à la suite duquel, on comprend que le médecin lui délivre le diagnostic de son infertilité. Par un hallucinant jeu scénique (et des gros plans vidéos) le visage d’Asmik Grigorian (Lady Macbeth)(3) traduit émotionnellement toutes les phases successives de l’espoir, de l’angoisse, de la désillusion et de l’effondrement.
. Le renoncement est la conséquence du premier thème. Ce parallèle est précisément pertinent puisque Macbeth ne pourra pas transmettre la couronne à ses enfants car c’est la lignée des descendants de Banco qui régneront. Ce qui est d’ailleurs le corollaire de l'infertilité de Lady Macbeth. Ces résignations respectives susciteront un instinct de mort irrépressible conduisant le couple à éliminer, de manière violente et par le meurtre, tout ce qui est fertile ainsi que tout ce qui pourrait le priver de leur pouvoir dans une irrépressible quête sans fin de celui-ci.
. Le fascisme et la violence meurtrière
L’action se passe dans les années 1930 (celles du fascisme en Italie et de la montée du nazisme en Allemagne). La tragédie est donc transposée de l’époque médiévale au début du 20e siècle. Pour autant l’ambition, la soif du pouvoir, la violence, la folie meurtrière, la cruauté sont de tous les temps et de tous les lieux et c’est bien ici le propos de Krzysztof Warlikowski qui respecte quasiment à la lettre l’argument contenu dans l’œuvre de Shakespeare comme la psychologie des protagonistes. Cette « pérégrination abyssale » dans les dédales monstrueux de l’âme humaine s’avère incontestablement passionnante et visuellement fascinante.
Dans cette période d’intolérance absolue la mise en scène fait aussi référence à l’esprit du film Le Conformiste de Bernardo Bertolucci (avec Jean-Louis Trintignant et Dominique Sanda) où les meurtres sont accomplis de sang-froid, de manière immonde et assez insoutenable au nom du fascisme.
. L’omniprésence des enfants
– Dès le prologue un bébé est projeté sur l’écran avec un panoramique sur des arbres (référence à la forêt de Birnam qui doit se mouvoir). C’est un emprunt au début du film Œdipe Roi de Pasolini avec Silvana Mangano.
– Avant la mort de Banco, lorsque celui-ci s’adresse à son jeune fils, on voit sur un écran l’avenir : l’enfant parvient à échapper aux meurtriers de son père et à prendre un train. On le retrouvera tout à la fin de l’ouvrage dans la forêt comme un symbole d’apaisement et de liberté retrouvée.
– A l’acte 4, lorsque Macduff et les émigrés écossais pleurent leur patrie perdue, nombre de jeunes enfants, tous de blanc vêtus, sont assis sur des gradins. Une femme (l’épouse de Macduff) leur propose une boisson contenue dans un grand verre (avec une paille) qu’ils se passent de l’un à l’autre. On les voit alors tour à tour chanceler et mourir. Il s’agit d’une scène paraphrasant l’adaptation cinématographique de L’Evangile selon Saint Matthieu de Pasolini faisant référence au massacre des enfants à Bethléem ordonné par le roi de Judée Hérode à l’annonce de la naissance de Jésus. Cette séquence rappelle également celle où le couple Goebbels, enfermé en 1945 dans le bunker avec Hitler, empoisonna d’une manière quasi identique au cyanure ses six enfants âgés de 4 à 12 ans en refusant catégoriquement une reddition sans conditions.
– Les enfants portent tous des masques de visages d’adultes et lorsqu’au troisième acte Macbeth va consulter les sorcières, tous les spectres qu’elles font apparaître sont des enfants tandis que surgit, in fine, la nombreuse descendance de Banco.
. La folie
– Au moment où Macbeth et son épouse reçoivent leurs invités dans la salle des fêtes du palais et sous un immense halo de rayons (« l’astre maudit »), Lady Macbeth exécute un numéro de chant devant un micro sur pied comme une star dans un film musical hollywoodien avec un charisme éblouissant ("Si colmi il calice"). Mais à l’apparition du spectre de Banco – que seul Macbeth voit – ce dernier éprouve sa première crise de folie. Pour illustrer cette vision, Macbeth est obnubilé par un ballon blanc sur lequel il a dessiné au préalable des signes à l’aide d’un feutre noir. A l’issue du banquet on soulève le dôme d’un plateau qui découvre une poupée entourée de brocolis.
– A la fin de l’acte 3, Macbeth, consultant les sorcières et assistant à l’apparition des spectres qui lui annoncent un avenir compromis, sombre davantage encore dans la folie. Des petites filles toujours masquées manipulent des poupées dans le corps desquelles elles introduisent de longues aiguilles. A un moment, l’une des fillettes enfonce dans la poupée (censée représenter Macbeth) une aiguille au niveau de la hanche et le roi se tord de douleur, ce qui explique la fin de la scène : terrassé par la blessure il ôte ses vêtements et découvre une énorme tache de sang au niveau du bas-ventre (à l’aine) qui va ensuite le contraindre aux actes suivants à demeurer sur une chaise roulante. De surcroît dans ce même tableau, les descendants de Banco arrivent les uns après les autres. Ce sont là encore des enfants qui portent le masque exact du visage du défunt Banco et qui s’assoient à une table – qui pourrait être celle d’un festin – pour détruire, les uns après les autres, les membres des « poupées-victuailles ».
– Le point d’orgue culmine avec la scène du somnambulisme au quatrième acte où l’héroïne est à son tour en proie à la folie. Macbeth et Lady Macbeth sont atteints par une obsession et un délire paranoïaques. Macbeth sur un fauteuil roulant est la démonstration même de la déchéance physique et psychologique. Quant à Lady Macbeth elle survit comme une ombre altérée, une image déchue, une dominatrice blessée, une idole vacillante ("Una macchia è qui tutora"). Cheveux défaits, et hagarde Lady Macbeth tient entre ses mains une lampe accrochée à un long fil électrique et elle semble scruter des personnages fantomatiques. C’est notamment à ce moment-là, que les enfants morts (et disposés en bord de scène par des serviteurs) se lèvent tels des spectres envahissant l’esprit de Lady Macbeth.
– A la suite de sa scène de somnambulisme Lady Macbeth ne meurt pas mais se tranche les veines dans le lavabo afin de se suicider. Inerte, les serviteurs interviennent et apposent des bandelettes et garrots à ses bras pour éviter l’hémorragie. Prise de convulsions nerveuses, en proie à un délire hystérique et à un rire convulsif, elle est attachée au moyen du long fil électrique de la lampe aux côtés de Macbeth et les deux époux sont remis au peuple en révolte pour que justice soit faite. Cette scène ultime rappelle la fin tragique des époux Ceausescu en décembre 1989.
L’interprétation au Grosses Festspielhaus de Salzbourg
. Philippe Jordan remplace Franz Welser-Möst souffrant, à la baguette. Il trouve un juste équilibre entre ampleur et vélocité du discours musical. Sous sa direction puissante et acérée le merveilleux Orchestre Philharmonique de Vienne est impressionnant de beauté, de justesse et de sonorité.
. Le chœur de l’Opéra de Vienne est au même niveau. Dans la scène somptueuse où l’on célèbre les obsèques du roi Duncan avec l’ensemble des courtisans cette phalange saisissante – l’une des plus renommées dans l’univers lyrique – permet d’apprécier les voix magnifiques qui la composent auxquelles se joignent pour le concertato ("Schiudi inferno") qui clôt le premier acte les superbes voix des protagonistes au dessus desquelles s’élèvent les aigus glorieux d’Asmik Grigorian.
. En effet dés les premières phrases d’Asmik Grigorian ("Ambizioso spirto, tu sei Macbetto") on avait compris que la soprano lituanienne possédait la dimension vocale pour emplir la vaste salle du Festspielhaus avec une étendue sans faille dans la longue tessiture qu’exige ce rôle infernal. De l’impétueuse cabalette qui suit ("Or tutti sorgete, ministri infernali") jusqu’à l’hallucinante scène du somnambulisme au quatrième acte où l’héroïne vacille dans la folie tout impressionne tant sur le plan du chant comme de l’interprétation dramatique. " La luce langue" – composée pour la version de Paris – confirme, s’il en était besoin, sa manière inimitable de donner un sens à chaque mot, à chaque intention. Une séquence troublante où Lady Macbeth dialogue avec un immense miroir et qui constitue une véritable leçon de chant appuyée par la direction d’acteur exceptionnelle de Krzysztof Warlikowski. Il n’y a pas une seconde où la cantatrice ne joue pas (là où d’autres se bornent seulement à chanter) et c’est ici encore un moment inouï de théâtre…
. Avec une voix d’un volume conséquent le baryton Vladislav Sulimsky, originaire de Biélorussie incarne un Macbeth velléitaire souvent indécis et rarement déterminé, dominé par une épouse charismatique. La voix noble et charnelle – et quand il le faut rugueuse dans ses accès de colère – se révèle suffisamment ample et riche pour traduire avec bonheur la large palette de couleurs assignée par Verdi au rôle. Il est en parfaite harmonie avec sa partenaire sur les passages haletants qui entourent le meurtre du roi Duncan tous deux (comme d’ailleurs l’orchestre) respectueux des clairs-obscurs des phrases quasi chuchotées. A noter que dans la scène finale le baryton chante l'aria de 1847 : " Mal per me che m'affidai" (supprimée dans la version révisée de Paris en 1865).
. La vaillance du chilien Jonathan Tetelman (Macduff) surgit dès sa découverte du cadavre du roi assassiné. Voici un ténor à la voix puissante et aux accents incisifs ("O figli, o figli miei") qui pour autant sait mettre admirablement en valeur son legato dans la déploration de ses enfants perdus ("Ah, la paterna mano") qui lui vaut de chaleureux applaudissements.
. Tareq Nazmi chanteur allemand (né au Koweit) incarne Banco. On regrette que le rôle soit aussi court car cet attachant interprète est doté d’un timbre de basse superbe. La voix imposante et mordante est d’une parfaite homogénéité sans la moindre rupture ni altération dans la couleur comme dans la tenue, qualité assez rare dans pareille tessiture.
. A noter évidement dans pareil festival la qualité des « seconds » rôles (qui en valent des « premiers » en d’autres lieux), notamment le brillant ténor américain Evan Leroy Johnson en Malcolm ainsi qu’Aleksei Kulagin ( le médecin ) et Caterina Piva (la suivante de Lady Macbeth).
Les six représentations de Macbeth (entre le 29 juillet et le 24 août) ont été données à guichets fermés. Il était donc impossible pour les spectateurs d'espérer obtenir des places au dernier moment. Le public a été particulièrement attentif au cours de la représentation à laquelle nous avons assisté, réservant essentiellement ses applaudissements nourris au moment des saluts. Apparaissant tout d'abord seuls sur le plateau, le couple Asmik Grigorian et Vladislav Sulimsky a remporté un véritable triomphe marqué par une longue ovation. Un accueil enthousiaste a également été réservé aux autres protagonistes et le chef Philippe Jordan, l'Orchestre Philharmonique de Vienne ainsi que le Chœur de l'Opéra de Vienne ont été légitimement acclamés. On espère que ce légendaire Macbeth fera, comme l'année dernière pour Il Trittico de Puccini, l'objet d'un DVD.
Christian Jarniat
14 Août 2023
(1) Krzysztof Warlikowski a récemment mis en scène à l’Opéra de Paris un autre opéra inspiré de l’œuvre de Shakespeare : Hamlet avec Ludovic Tézier et Lisette Oropesa. Encore une œuvre où la folie est poussée jusqu’au paroxysme.
(2) Inspiré de la Salle du Jeu de Paume aux Tuileries à Paris.
(3) Depuis ces dernières années Asmik Grigorian est devenue la star incontournable du Festival de Salzbourg avec Salomé en 2018, Chrysothémis dans Elektra en 2021, les trois rôles féminins du Tryptique de Puccini en 2023.