« Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus » (Proust, Le Temps retrouvé)
Le Festival de Lucerne est un noble phénix : figure de proue de l’Europe musicale, ressuscité il y a vingt ans par le non moins phénix Claudio Abbado, il accueille chaque année les meilleures phalanges du monde, au sein d’une prestigieuse salle imaginée par Jean Nouvel, idéalement située au bord du Lac des Quatre Cantons. L’Orchestre du Festival de Lucerne, composé des meilleurs musiciens des meilleurs orchestres européens, réunis par le plaisir de « faire de la musique ensemble », comme aimait à le répéter Abbado, inaugure traditionnellement la saison, avec cette année le chef estonien Paavo Järvi, remplaçant Riccardo Chailly, souffrant. C’est dire si la rédaction d’un article critique, face à un tel niveau d’excellence, pourrait relever d’un simple exercice de dithyrambe. Mais précisément : le tour de force de ces artistes consiste à nous faire entrer dans l’au-delà de la musique et de l’art, tant la maîtrise de la partition et la virtuosité, élevées à ce niveau stratosphérique, permettent de philosopher à l’envi sur la puissance spirituelle et l’expérience émotionnelle qui se dégage de tels concerts.
Cette soirée d’ouverture de la saison 2023, placée sous la thématique du « Paradis », n’échappe pas à la règle. La Troisième Symphonie en ré mineur de Gustav Mahler, est sans doute l’une des symphonies les plus colossales du répertoire. Seule la Symphonie Gothique d’Havergal Brian la dépasse en durée. Le propos musical, le soubassement philosophique de l’œuvre (une sorte de naturalisme nietzschéen panpsychique issu de la pensée de Gustav Theodor Fechner), la démesure de l’effectif orchestral font de ce chef-d’œuvre une pierre de touche de tous les grands orchestres du monde. A Lucerne même résonna en 2007 une bouleversante et hallucinée Troisième dirigée par Abbado. Il sera impossible de comparer les deux approches, tant Paavo Järvi, à son tour, entre dans la légende des grandes visions de l’œuvre, en mettant l’accent non pas sur le propos philosophique luxuriant (la symphonie était censée dépeindre le réveil de la Nature, de ses formes les plus simples à l’Esprit triomphant, dans une glorification de toute créature vivante !) mais sur une histoire humaine, profondément humaine. Et si une émotion nerveuse nous étreint dès les premières mesures, c’est bien parce que le chef sait trouver le miracle de l’universalité intime qui habite la partition de Mahler, qui, à l’instar de Victor Hugo, sait parler de nous quand il parle de lui.
Tellurique. C’est une symphonie de percussions et de battements de cœur. D’emblée, quelque chose dérange, quelque chose de délétère, le grondement du « Ça », un parcours jalonné de doutes et de hargne contenue. La direction de Järvi nous saisit immédiatement par son art d’habiter les silences. Il sait faire respirer l’orchestre, pourtant torturé, suffoqué, débordé par les réminiscences non pas de la Nature naissante, mais par quelque chose qui évoque l’enfance, ou un passé lointain dont on ne sait que faire ni penser. Les flûtes sont incroyables de beauté. L’émotion, encore. Comment les cordes parviennent-elles à obtenir de tels effets ? Le chef saisit les contrastes de ce mouvement-fleuve, entre élégance, transparence et tranquillité. Il n’y a pourtant aucune complaisance, et Järvi se refuse à tout sentimentalisme exubérant (loin de Bernstein !). Il impose une direction sèche, précise, sans concession, rappelant parfois… Mitropoulous ! Et c’est bien cela qui émeut. Bruit et fureur, cataclysmes intimes, ce premier mouvement impressionne par son assise, ses silences creusés, émaciés, son combat permanent avec le passé. Rien de métaphysique, c’est humain, torturé et tortueux, écrasant toute velléité de nostalgie. De manière martiale, c’est une force qui va, sans pathos, telle une cavalerie, mais c’est précisément cela qui parvient à émouvoir. On assume l’attachement à la terre, loin de toute ambition métaphysique, on se débat dans des passages expédiés prestissimo, de manière haletante. Après la réexposition du thème principal, on se laisse davantage aller, et le chef estonien explore encore le moindre silence : quelle chance donner aux souvenirs ? Faut-il les détruire ? Faut-il les regarder avec amusement, candeur ou ironie ? Faut-il discuter avec les non-dits ? Cheminer, toujours cheminer. Tout est tendu, sur le fil, c’est suffocant de beauté et de rêche sobriété. On se retient d’applaudir après un tel mouvement épuisant émotionnellement.
Après une telle course à l’abîme, le deuxième mouvement se laisse aller à une forme de douceur apaisée, voire de tendresse. On accueille désormais le passé mais dans une caresse distanciée… Voulez-vous un peu de guimauve ? Sans façon. Dans une forme de lutte schizophrénique, les pupitres à la gauche du chef refusent tout dolorisme, tandis que les cordes de droite veulent alanguir, étendre et attendre. Et le violon solo persiste à tenter le diable, sciant les dernières cordes des Parques.
Le troisième mouvement prend des airs bonhommes et goguenards, mais les harpes insufflent une indicible poésie. Les cors persiflent, dans leurs trilles marqués. Le héros s’agace et tonne, tandis que la trompette de Reinhold Friedrich, impeccable comme toujours, anticipe sans cesse sur les souvenirs des fanfares de cavalerie de la Cinquième Symphonie, tandis que le chant lointain du cor de postillon s’élève, non pas en coulisses, mais derrière l’orgue, donnant à cet air une présence paradisiaque et fantomatique : entends-tu cette berceuse de Brahms, caressée par le tapis de cordes ? Acceptes-tu cette nouvelle valse ? Ne te retourne pas et froisse les vieux papiers. La fin, menée tambour battant de nouveau, refuse le spectaculaire clinquant proposé habituellement par les chefs. C’est ainsi : les choses sont, laisse le passé derrière les orgues.
La Troisième Symphonie de Mahler, on le sait, est un hymne gigantesque à la nature, une symphonie « monde ». Quand la voix séraphique de la contralto Wiebke Lehmkuhl commence à chanter l’extrait du Zarathoustra de Nietzsche, avec intelligence et maîtrise, on saisit mieux le sens premier du texte du philosophe :
« Ô homme ! Fais attention ! / Que dit minuit profond ? J'ai dormi, j'ai dormi, /Je me suis éveillé d'un rêve profond : / Le monde est profond, / Et plus profond que ne croyait le jour. / Profonde est sa douleur, / Joie plus profonde que l'affliction : / Péris ! dit la douleur. / Mais toute joie veut l'éternité, / Veut une profonde, profonde éternité ! »
Mahler répond comme Œdipe face au Sphinx : « l’homme » ! C’est bien un hymne à l’homme et à sa profondeur insondable, à son inconscient, peut-être davantage qu’un long déploiement sur l’origine de l’esprit. Dans cette acception littérale, la ligne mélodique de la contralto est idéalement chantée, ce n’est pas le déchirement poignant de Kathleen Ferrier ni la flamme de la soprano Petra Lang, mais le texte est chanté avec clarté, lisibilité et incarnation. Mention spéciale au chœur d’enfants du Luzerner Kantorei et au chœur de femmes de la Radio Bavaroise, bien placés, équilibrés, dont les paroles citent le Wunderhorn et le finale de la Quatrième Symphonie, dans une sorte de vision du Paradis, mais encore une fois, le chef surprend, dans une approche plus sombre, presque funèbre de ces passages vocaux, qui amorcent l’ Adagio conclusif et monumental.
Alors, dans une longue montée de l’émotion, Järvi parvient à ne pas forcer le trait ou à jouer la corde sirupeuse de ce magnifique finale. Il en donne au contraire une vision décantée et désenchantée, aux couleurs chambristes, et maintes fois, l’on se surprend à repérer des citations de l’adagio du Quintette à cordes en ut majeur de Schubert. Le hautbois de Lucas Macías Navarro est d’une beauté confondante, du début à la fin. Loin de toute célébration vitaliste spectaculaire, le chef et son orchestre construisent un propos humaniste et laisse percevoir tous les thèmes qui ont jalonné la symphonie, fractale de la vie. Cette œuvre-univers devient alors reflet de nos turpitudes, tout autant que mise en abyme de la musique elle-même : que sera l’absence de musique, quand le silence envahira la salle, encore médusée par le discours implacable et spéculaire auquel elle vient d’assister ?
Écoutez le silence, écoutez ces échos inquiets, regardez cette nostalgie, sans complaisance. C’est bien l’homme et l’art qui se regardent, c’est bien la musique qui se regarde et ressaisit la vie pour en faire une œuvre d’art. L’adagio donne tout cela à voir et à entendre, dans ce mouvement ascensionnel, une vie de héros, la nôtre, mort et transfiguration, les nôtres, où tel Baudelaire, le compositeur saisit ses « amours décomposées ». Alors une dernière fois, tel Orphée se retournant sur Eurydice, il faut bien se décider à laisser partir les ombres pour regagner la lumière, en ré majeur : les trompettes laissent éclater leur hymne ultime, triomphe de l’art, qui permet, au bout d’un chemin en clair-obscur, de se dire, tel Stendhal que « la bonne musique ne se trompe pas, et va droit au fond de l'âme chercher le chagrin qui nous dévore. »
Philippe Rosset
11 août 2023
11 août 2023