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Cavalleria Rusticana/ I Pagliacci à l’Opéra d’avignon

Cavalleria Rusticana/ I Pagliacci à l’Opéra d’avignon

vendredi 6 mars 2020
Solen Mainguené- Jiwon Song / Photos Cedric et Mickael Studio Delestrade

Dans le cadre d’une coproduction avec Clermont-Auvergne Opéra, les théâtres de Massy, de Reims et le Festival de Saint-Céré, l’Opéra Grand Avignon accueillait une nouvelle production du « doublet » le plus célèbre du Vérisme italien Cavalleria Rusticana/ I Pagliacci permettant, en outre, à certains des lauréats du 26 ème concours international de chant de Clermont-Ferrand, de se produire dans un opéra complet.

On sait combien la notion de Vérisme, dans l’art lyrique, est à manier avec des pincettes tant on range derrière ce mot-tiroir des œuvres totalement différentes, pouvant d’ailleurs être issues de la veine d’un même compositeur. Ainsi, chez Mascagni comme chez Leoncavallo, considérés comme les maîtres du « Vérisme »,  peu de points communs entre Cavalleria et Iris, entre I Pagliacci et cette Bohème qui suit d’un an celle de Puccini (1897).

De même, en littérature, le chef de file du mouvement, Giovanni Verga (dont Mascagni adaptera avec le succès phénoménal que l’on sait les 3 pages de la nouvelle Cavalleria Rusticana) chercha longtemps sa propre voie entre le naturalisme d’un Zola ou d’un Daudet, dressant le tableau d’un prolétariat rural vaincu, et la peinture des passions entre des hommes et des femmes issus de la « vraie » vie…
 
De fait, dans sa note d’intention, le metteur en scène Eric Perez a raison de rappeler que les drames de la jalousie qui constituent le déterminant commun de Cavalleria et Pagliacci continuent d’alimenter les chroniques du monde moderne et le voyeurisme sociétal.
Rien donc de très nouveau, dans l’univers de la mise en scène, à faire du célèbre Prologue de Pagliacci le manifeste du Vérisme et à le placer en tête des deux ouvrages (composés respectivement en 1890 et 1892) pour mettre en garde le spectateur-voyeur : les anciens masques de la commedia dell’arte qui vont donner à voir sur scène des tranches de vie sont bien des hommes et des femmes de chair et d’os qui ont de vraies larmes, qui aiment et qui détestent !

C’est donc sur la scène d’un même théâtre, dans un même lieu et avec, pour certains d’entre eux, des acteurs communs (Turriddu-Canio, Alfio-Tonio) que le metteur en scène choisit de situer les deux ouvrages, faisant des villageois des spectateurs passifs (on a, de fait, rarement entendu avec aussi peu de pathos la phrase finale de la villageoise de Cavalleria, normalement glaçante : « Hanno ammazzato compare Turiddu ! ») pour finir par faire descendre l’action parmi le public avignonnais (Nedda et Silvio sont ainsi assassinés par Canio au milieu des fauteuils du théâtre).
Le propos, pour en être stimulant, n’en est pas pour autant suffisamment ficelé, surtout dans l’opéra de Mascagni qui fait appel à d’autres notions que celle de la seule jalousie de Santuzza, comme par exemple au poids du catholicisme dans la vie villageoise sicilienne, ici quasiment absent (malgré la présence d’une grande croix lumineuse en fond de scène). Surtout, l’esthétique mascagnienne, prompte tout autant à désirer la chair qu’à mordre l’oreille et à manier l’art du couteau (la « coltellata » !) passe trop au second plan -alors que la musique nous en parle tant !- au profit d’une représentation de « grand guignol » où Santuzza, Turiddu et Mamma Lucia surjouent leurs personnages avec, souvent, des gestes grandiloquents empruntés au cinéma muet ( ?). En outre, voir Turiddu évoluer sur scène en habits du Matamore de la commedia dell’arte n’est pas propice à la crédibilité du personnage… mais c’est sans doute délibéré !

Le propos aurait sans doute pu être défendu avec plus de conviction dramatique par des chanteurs gardant bien à l’esprit que le vérisme musical (s’il existe…au moins dans ces deux partitions !) n’est pas -ou en tout cas plus depuis bien longtemps !- synonyme de chant débraillé, tendu à l’extrême vers le haut médium- et, dans certains cas ici, vers le cri – ni de ce « mal canto » décrit si bien par Rodolfo Celletti comme « école du mugissement ».

C’est dans Cavalleria Rusticana que, malheureusement, ce type de travers se manifeste le plus, donnant, en particulier, aux interprètes de Santuzza et de Turiddu, des occasions d’émettre des sons plus proches de la vocifération voire du hurlement que d’un chant qui, pour solliciter le registre central et le haut médium, n’a pas vocation à « ouvrir » les sons de façon exagérée. C’est d’autant plus dommage que Chrystelle Di Marco dispose de moyens considérables et s’efforce de nuancer son chant, en particulier dans la prière, mais se laisse emporter dans son duo avec Turiddu à des excès véristes d’un autre âge au détriment de la seule richesse du phrasé. Il faut dire qu’elle n’est pas aidée par son partenaire principal, le ténor ukrainien Denys Pivnitskyi, très éloigné du style vocal propre à Turiddu. Voix engorgée malgré, là encore, une réelle puissance (plus manifeste dans Canio dont il a davantage les moyens), le chanteur passe, selon nous, totalement à côté de l’immédiateté dramatique du personnage du fait d’une diction peu compréhensible et d’une émission trop souvent en force, pauvre en nuances.
Si la Mamma Lucia de la mezzo polonaise Gosha Kowalinska nous a paru avoir une voix prématurément vieillie, au vibrato déjà très important, les interprètes de Lola (Ania Wosniak) et d’Alfio (Dongyong Noh), tous deux lauréats -comme Chrystelle di Marco- du 26ème concours international de chant de Clermont-Ferrand, font preuve de musicalité et permettent de retrouver le sens du chef-d’œuvre de Mascagni.

Sans doute du fait d’un propos scénique plus adapté au drame mis en musique par Leoncavallo, la distribution d’I Pagliacci rehausse sensiblement l’intensité de la soirée. De fait, la voix de Dongyong Noh cisèle un Prologue chanté d’une voix vaillante ( le la bémol de tradition est fort bien projeté !) et sans excès malvenus. L’acteur est également convaincant en particulier dans la commedia de l’acte II. C’est également le cas du Beppe bien chantant et pas du tout mièvre du français Jean Miannay – lauréat à Clermont-Ferrand- que l’on aura plaisir à réentendre ailleurs.

Dans Canio, on retrouve Denys Pivnitskyi dont le type de voix ingolata convient mieux que Turiddu à la psychologie du personnage mais les aigus droits et souvent fixes font hélas passer à côté des grands moments que devraient être : « Un gran spettacolo », « Un tal gioco », « Vesti la Giuba » et « No, Pagliaccio non son ».
Avec le Silvio du baryton sud-coréen Jiwon Song, on passe dans une autre dimension : le style est racé, le legato magnifique, la voix égale sur tout l’ambitus : on tient là un interprète intelligent qui chante le répertoire de la « Giovane Scuola » avec la rigueur et l’intelligence qui s’imposent.

Enfin, la Nedda de Solen Mainguené mérite que l’on s’y attarde. Dotée d’une aisance et d’un charisme scénique qui devraient faire le bonheur des metteurs en scène (ce qui n’est pas suffisamment mis en évidence ici où on la fait surtout beaucoup courir sur le plateau !), la jeune soprano lyrique originaire d’Orange est dotée de moyens considérables qui lui ont récemment permis de remporter le 1er prix du concours de chant de Clermont-Ferrand ainsi que le prix de l’ADAMI. Avec elle, on retrouve tout le côté radieux et juvénile qui doit être celui de la typologie vocale du personnage. L’alacrité de son « Stridono lassù », rempli de sons perlés, est, de fait, un vrai plaisir.
C’est dans le duo avec Silvio, alliant plénitude et finesse, qu’on l’apprécie cependant le plus car certaines tensions dans l’aigu lors de son affrontement final avec Canio seront à corriger dans l’avenir. Une interprète à suivre dans tous les cas.

Les exigences de l’orchestre pour ces deux ouvrages ne sont plus à démontrer. A la tête d’une phalange attentive et précise, le jeune chef brésilien Miguel Campos Neto donne souvent le sentiment d’étirer à l’excès les tempi (c’est surtout flagrant dans le Prologue de Pagliacci mais aussi dans les parties chorales des deux oeuvres où, il est vrai, l’effectif du chœur de l’Opéra et sa justesse, en particulier chez les femmes, laissent souvent à désirer). Les  choses s’améliorent nettement avec l’intermezzo de Cavalleria, plein de retenu et de subtilité, et surtout dans la conception sonore d’ I Pagliacci où le chef parvient davantage à trouver l’équilibre entre fosse et plateau.

Une soirée qui, malheureusement, n’aura pas pleinement permis de restituer ou de faire découvrir à un public pourtant nombreux les splendeurs de ces deux exemples, sans doute uniques, du Vérisme musical italien.

Hervé Casini
6 Mars 2020
 

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