Cette Carmen Flamenco au titre alléchant a fait étape en terre auvergnate auréolée de son succès. C’est donc avec un certain avantage qu’elle s’est présentée au public de l’Opéra-Théâtre de Clermont-Ferrand. Le parti-pris du croisement des genres, de la confrontation d’un chant classique à un chant traditionnel à ses antipodes, celle du récit au théâtre, de l’espagnolade la plus espagnolante à la culture authentique par elle détournée et dénaturée, de l’expression langagière au langage corporel, ne peut être que stimulant et fertile. À y prêter un instant attention il est tout de même un lien, un fond commun, à ces éléments disparates, voire antithétiques (outre le fait qu’ils sont le fruit de l’humain) : l’immédiateté du contact avec le public. C’est du corps à corps, du peau à peau. On est de la bouche ou du talon à l’oreille. C’est du bio, du sans additifs. La chose est d’une simplicité absolue et ne nécessite d’autre technique, d’autre artifice, que le talent des artistes. L’issue en est la communion.
Ces quelques réflexions pour poser une question simple : quelle nécessité y avait-il à venir interposer entre les artistes et le public une sonorisation calamiteuse ? Quelle communion peut-on espérer entre la scène et le public lorsque l’œil est face à un espace tri-dimensionnel (celui de la vie) et l’oreille un espace unidimensionnel (celui de la technologie la plus déshumanisée) ? Quelle émotion peut naître lorsque l’œil voit un personnage à quelques mètres et entend sa voix comme par le biais d’un sonotone réglé trop fort et mal étalonné? Alors que cette même voix conserve la même intensité et la même localisation frontale que le personnage soit proche ou lointain, se déplace ici ou là ? Toute profondeur, y compris émotive s’évapore. On ne peut que se désoler d’entendre une Carmen susurrant à l’oreille de son partenaire les remparts de Séville comme sur le téléviseur d’une grand-mère dure d’oreille. On comprend cette nécessité pour le plein air ou quelque Zénith mais dans les dimensions modestes de l’opéra de Clermont-Ferrand qui jouit, en outre, d’une acoustique telle qu’on peut murmurer sur scène et se faire entendre, quelle nécessité y avait-il à offrir cette malbouffe sonore ? C’est tout de même un tour de force que de parvenir à transformer cette acoustique fine en acoustique de salle polyvalente un jour de fête des écoles ! Pour avoir eu la chance d’écouter Alexandre Lagoya dans ce même théâtre on mesure tout ce que perd d’impact l’art du guitariste, pour gagner quoi ? La confrontation est cruelle entre la portée du piano dans le récent Pelléas et celle de ce même piano devenu pauvre casserole. Quant au chant…
On ne peut dire que « dommage » et se dire que la grosse centaine de collégiens et lycéens venus à la découverte d’un univers à eux inconnus n’auront aucune idée de ce qu’est un univers artistique libre de tout exhausteur de goût technologique.
C’est donc avec ce « dommage que » omniprésent qu’on aborde cette représentation. Son avantage majeur est le retour aux sources. D’un côté Mérimée, de l’autre l’Espagne. Don José, comme chez Mérimée, joue le rôle de narrateur, c’est par lui que naît Carmen. Il est représenté dans sa prison ultime. Une petite fenêtre grillagée, un lit, un homme dans son reste d’uniforme : l’image-même de l’enfermement dans le cadre institutionnel, celui des règles, des lois, des coutumes, de la pression sociale, de la répression. Cette cellule située à droite laisse le reste de l’espace scénique libre sans autre cadre que celui du rectangle de plancher destiné à la danse flamenca proche de la rampe. C’est l’espace vital où se meut librement la vagabonde Carmen. Là règnent la couleur, la musique, la danse, le rire, l’improvisation, l’abandon à l’instant. C’est là que naissent des paysages par la magie de la musique.
C’est très finement que s’oppose la Carmen donnée à voir dans cet espace de spontanéité et celle qui apparaît, statique et nimbée, sur le mur de fond de la cellule de José. C’est la femme vraie d’un côté et son image telle que dans la vision de son amant-meurtrier. Le piège du théâtre-récit, l’illustration, est parfaitement évité. On a d’un côté un José qui n’est que parole et nostalgie (deux formes d’enfermement) et de l’autre une Carmen se mouvant dans un monde de chant et de danse (deux forme de libération).
Le parti pris de s’appuyer sur l’ouvrage de Bizet, mais aussi de Meilhac et Halévy qui ont un univers propre, ouvre de belles perspectives. On est tellement imbibé des paroles françaises qu’elles finissent par en être comme dévitalisées. Le seul fait de les proférer en espagnol en quelque sorte les revitalise et l’on mesure (si on ne le savait déjà) leur force poétique. Il en est de même pour le thème de la destinée que Bizet avait cantonné à l’orchestre, et qui, au lever du rideau, chantée et développée dans le style flamenco, révèle de façon saisissante ses racines arabo-andalouses, assumant la fonction d’ouverture de façon percutante, ouverture sur la tragédie mais aussi sur la façon de l’aborder. On ne peut entrer dans les détails mais on est totalement convaincu par d’autres audaces de la même veine. C’est par exemple le fait d’avoir mué en chanson une des plus belles pages instrumentale de Bizet : l’entracte précédent le tableau de la montagne. C’est de mettre l’air du toréador, justement redevenu torero pour l’occasion, dans la bouche de Carmen. Réserver pour la toute fin l’air des cartes établit le lien de fatalité noué dès le lever de rideau. Tout cela fonctionne à la perfection.
Par ailleurs le retour au texte de Mérimée montre à quel point il est réducteur de vouloir ramener le personnage à sa seule dimension sociologique, voire sociétale. Elle prend chez lui les dimensions mythiques d’un don Juan femme. Mérimée avait assez d’intérêt pour le personnage de don Juan pour en faire la figure centrale de sa nouvelle Les âmes du purgatoire. Il n’ignorait pas le don Giovanni de Mozart lequel à la fin du premier acte chante « Viva la libertà », Meilhac et Halévy s’en sont souvenu. La chose se fait évidence quand ici Carmen lance un vibrant « la libertad ! ». Comme don Juan ce défi à tout ce qui attache a pour prix la mort. Comme don Juan elle l’affronte la tête haute.
Ce constat à lui seul justifierait le flamenco dépouillé de tout folklorisme. Il assume la part quasi sacrificielle de la destinée. Rien de plus évident que le torero et ses rituels soient de la partie.
Comme il a été dit plus haut, les conditions acoustiques, ne rendent guère justice aux interprètes. Magali Pialès en Carmen a la voix du rôle. Elle trouve un bel équilibre entre le beau chant lyrique et l’expressivité de la spontanéité. Le contraste avec la voix éraillée et le chant vocalement déchirant de Luis de la Carrasca prouve simplement qu’il n’est pas une seule façon de chanter et que les voies de l’émotion sont multiples et peuvent se nourrir les unes les autres dès lors qu’elle sont portées par la sincérité. Ce sont peut-être Jérôme Boudin-Clauzel au piano et José-Luis Dominguez à la guitare qui ont le plus pâti de la sono. Ce handicap laissait du moins vivre leur engagement et leur présence musicale. Il faudrait sans doute être un habitué du monde flamenco pour apprécier à leur juste valeur les performances de Céline Daussan et surtout de Kuky Santiago qui ont déclenché les applaudissements, surtout ce dernier. Le don José de Fabrice Lebert, tout en efficacité, demeure vraiment dans l’univers clos de sa vision démoniaque de Carmen et dans le rôle de victime de sa propre faiblesse.
Comme certains aubergistes offrent en fin de repas la gnôle du patron, le public eut droit (quitte à casser net l’impact de l’image finale et du noir qui s’ensuivit) à quelques exhibitions de flamenco, aptes à déclencher les applaudissements, histoire de quitter la salle le sourire au lèvre.
Gérard Loubinoux
21 mars 2024
Adaptation Musicale : Jérôme Boudin-Clauzel, Luis de la Carrasca, José-Luis Dominguez
Adaptation théâtrale : Louise Doutreligne
Mise en scène : Jean-Luc Paliès
Collaboration artistique : Magali Paliès
Traduction : Evelio Minano
Distribution :
Carmen : Magali Paliès
Don José : Fabrice Lebert
Chant Flamenco : Luis de la Carrasca
Piano Jérôme : Boudin-Clauzel
Guitare : José-Luis Dominguez
Danse : Céline Daussan et Kuky Santiago