Une œuvre à redécouvrir
Si Jules Massenet (1842-1912) ne doit pas son renom à ses derniers ouvrages, ceux-ci, sous le coup d’influences diverses, méritent d’être redécouverts et exhumés. C’est ce que vient de faire le label Palazzetto Bru Zane en enregistrant Ariane, un opéra tombé dans l’oubli après sa création à l’Opéra en 1906, et sa reprise en 1937 (avec Germaine Lubin et Georges Thill). Le regain d’intérêt pour le compositeur dans les années 1970 permettra de faire un sort à Ariane en 2007 à Saint-Étienne dans le cadre de la Biennale Massenet où Laurent Campellone était déjà au pupitre.
Ariane bien reçue par la critique n’est pas un immense succès à la scène, ce qui semble affecter le compositeur un peu surpris. Un rapide panorama des créations de l’époque permet de constater que l’Opéra-Comique (où Massenet a également ses entrées) plus que l’Opéra a les faveurs du public. À la salle Favart sont donnés des ouvrages de Puccini, Alfred Bruneau, Henri Février, Paul Dukas, ou même Fourdrain ou Messager. Ariane demande des forces musicales exceptionnelles en termes d’orchestre, de chœurs et de voix. Sa mise en scène elle aussi exigeante a fait polémique quand il s’agit d’évoquer combat contre le Minotaure, cortège, tempête, descente aux Enfers à une époque où il faut mettre les moyens afin de se rapprocher d’une vision censée être réaliste. L’ouvrage de deux heures trois quarts embrasse la totalité du récit d’Ariane, avec divers aménagements, la descente aux Enfers exogène résultant des relations complexes dans l’opéra de Phèdre et Ariane. Il s’inscrit dans les courants musicaux de l’époque. On renverra dans le livre-disque à l’article de Jean-Christophe Branger qui montre comment le wagnérisme indiscutable comme la tradition de la tragédie lyrique (ou encore les emprunts à Berlioz) ne compromettent jamais la personnalité musicale unique de Massenet. Un mot sur le livret de Catulle Mendès (1841-1909) et son écriture particulière. L’influence de la tragédie se perçoit dans l’alternance des « récits » (tout n’est pas montré sur scène) – zone de l’arioso – et de l’action proprement dite qui nous plonge dans l’histoire promptement menée : on voyage d’une île grecque à une autre avant d’échouer à Naxos, on essuie une tempête, on suit Ariane aux Enfers, on est avec ses rivaux lors de leur départ express (et un peu mufle!) pour Athènes… Les plages symphoniques sont proportionnées. Peut-être s’agacera-t-on au style parnassien de Catulle Mendès qui est propre à son temps mais qui n’est pas toujours celui qui pourrait donner aux personnages, peu variés il est vrai dans leur extraction, une langue plus performative et davantage de karma.
Une distribution de haut vol
Dans le rôle d’Ariane la voix longue et rompue aux inflexions verbales et mélodiques d’Amina Edris donne toute leur intensité, parfois leur douceur, aux airs et aux ariosos qui émaillent la partition ; son art pour traduire une vision nuancée, souvent poignante, des sentiments, sa musicalité, ses notes sur le souffle se retrouvent dans les affects sororaux (« Sœur qui m’aimes et que j’aime »), dans l’appel au secours à Phèdre (« Tu lui parleras n’est-ce pas ? »), dans la déréliction (« Je ne comprends pas. Les choses n’ont pas changé »), poussée à l’extrême dans la scène finale de l’ouvrage ; le duo d’amour n’est pas moins impliquant et expressif.
Jean-François Borras est l’interprète idéal du rôle de Thésée. La stabilité et l’éclat du souffle quasi wagnérien que démontre la voix timbrée et pleine de l’interprète permet de faire alterner la passion pure et les accents héroïques signes d’allégeance ou de déni face aux situations que lui impose son hésitation chronique entre les deux femmes.
Son confident Pirithoüs interprété par Jean-Sébastien Bou n’est pas moins éloquent ; le legato et la diction parfaite font des stances des modèles d’implication et de sensibilité dans « Arrêtez cœurs d’enfants » ou « Songe à tes tâches acceptées ».
Dans un rôle à multiples facettes Phèdre manifeste des sentiments tendres pour Ariane, mais, accessible au remords, elle doit aussi jouer sur la double entente quand, éprise de Thésée, elle retarde l’aveu. Le rôle noté soprano dramatique est interprété par la mezzo-soprano américaine Kate Aldrich qu’on a pu entendre dans Eboli, Dalila, Octavian, Carmen à Orange ; la voix de Kate Aldrich est large, puissante, faite pour affronter Ariane puis Thésée dans des duos tendus ; elle se révèle riche en harmoniques dans l’air « Oui j’accomplirai cette tâche sacrée » ou dans le long et périlleux duo avec Thésée qui lui fait suite.
En Perséphone Julie Robard-Gendre est typiquement l’interprète qui sait faire du seul air qu’elle ait à défendre (« Hélas, avant que le dieu noir ») une séquence dramatique et vocale inoubliable ; Julie Robard-Gendre, une parfaite musicienne, s’est illustrée dans le répertoire baroque mais aussi dans le répertoire léger ; elle porte sur son drame le regard de la femme hédoniste du passé que des roses convaincront de libérer Phèdre.
Les quatre chanteurs qui complètent la distribution sont tous excellents : Marianne Croux dans Enoé, Judith van Wanroij dans Cypris, tout comme Yoann Dubruque et Philippe Estèphe dans diverses contributions.
Laurent Campellone est un des meilleurs connaisseurs de la musique française, notamment celle de Massenet explorée et exhumée à Saint-Étienne. Son apport à l’enregistrement à la tête du Münchner Rundfunkorchester est capital ; dans une partition longue qui peut paraître redondante, il apporte un sens des contrastes, épousant les voix dans un souci de fusion avec l’orchestre, ménageant les changements de couleurs et de climats ; attentif aux leitmotive, il fait faire sonner ses forces sans emphase mais avec éclat dans les tutti. S’il laisse entendre les influences il sait aussi dégager les tournures propres à Massenet, sans jamais dans le flux musical oublier le théâtre. On n’oubliera pas de relever la précision et la qualité du Chor des Bayerischen Rundfunks.
Un enregistrement indispensable !
Didier Roumilhac
Ariane de Jules Massenet, collection Opéra français, Palazzetto Bru Zane,
livre disque 3 CD, autour de 34 € selon les distributeurs
Distribution :
Laurent Campellone direction
MÜNCHNER RUNDFUNKORCHESTER
CHOR DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS
avec Amina Edris, Kate Aldrich, Jean-François Borras, Jean-Sébastien Bou,
Julie Robard-Gendre, Marianne Croux,
Judith Van Wanroij, Yoann Dubruque,
Philippe Estèphe
