La nouvelle production de Mario Martone pour Andrea Chénier inaugurait la saison 2017-2018 de La Scala. Le couple à la ville Yusif Eyvazov et Anna Netrebko incarnaient Andrea Chénier et Maddalena di Coigny lors de la soirée d’ouverture du 7 décembre 2017, aux côtés de Luca Salsi dans le troisième rôle principal de Carlo Gérard. Lors de cette reprise six ans plus tard, la distribution du soir dépasse encore celle de la création, qui réunit Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva et Amartuvshin Enkhbat.
Star des ténors qui remplit les salles à coup sûr, Jonas Kaufmann semble démarrer avec prudence dans son air d’entrée « Un dì all’azzurro spazio », déroulant la ligne mélodique avec son sombre timbre reconnaissable entre tous. L’aigu arrive ensuite avec un éclat certain, mais le chanteur ne se présente visiblement pas dans sa meilleure forme. Il rencontre en particulier un vrai moment faible lors de son duo du deuxième acte avec Maddalena quand il prend en mezza voce « Ora soave, sublima ora d’amore ! », d’une intonation vraiment approximative, la voix paraissant vouloir se dérober. Mais le ténor sait gérer ses moyens et conserver suffisamment de ressources pour les passages les plus tendus, ceci jusqu’au duo final du IV avec la soprano, passage assez meurtrier vocalement.
Il faut dire que la présence de Sonya Yoncheva en Maddalena di Coigny apporte certainement un surplus de stimulation au cours des longs duos soprano-ténor des actes II et IV. La soprano bulgare est dotée d’un timbre d’une rare beauté capiteuse, qui ne perd pas en qualité dans sa partie la plus aiguë, tandis que la partie grave reste sereinement exprimée. Le volume est également de grande ampleur, l’ensemble de ce bagage technique lui permettant de s’investir parallèlement dans une interprétation d’exception. Ainsi lors de sa confrontation du troisième acte avec Gérard, ses mots « … ebbene prendimi ! » dans un grave d’outre-tombe contrastent ardemment avec son grand air « La mamma morta » qui suit et gagne en émotion au fur et à mesure, pour conclure en un aigu impressionnant… et quel merveilleux accompagnement par le violoncelle solo !
Au moins au même niveau sensationnel que ses deux partenaires, le baryton mongol Amartuvshin Enkhbat en Carlo Gérard constitue un partenaire de choix. La voix est d’un noble grain, idéale pour les rôles de baryton Verdi, de qualité égale sur toute la tessiture, servie par une projection d’une puissance qui peut aller jusqu’à l’insolence. L’interprète n’est pas forcément un acteur né, mais l’instrument vocal sait véhiculer les sentiments, dès son entrée en scène lorsqu’il s’apitoie sur le triste sort de serviteur de son père (« Son sessant’anni, o vecchio, che tu servi »). C’est d’ailleurs lui qui remporte la palme de la soirée à l’applaudimètre à la fin de « Nemico della patria ?! », son air du III remarquablement conduit, avec style. L’ovation est considérable pour cette voix en pleine santé ; le bis n’est pas accordé, mais il s’en faut de peu !
Les autres rôles sont fort bien défendus, constituant un cast de qualité homogène. Déjà présente en 2017, Josè Maria Lo Monaco (la Comtesse de Coigny) dose ce qu’il faut de vibrato pour acquérir l’âge du personnage, Francesca Di Sauro (Bersi) se montre un peu discrète dans son registre le plus grave, alors qu’Elena Zilio (Madelon) nous tirerait des larmes de sa voix profonde et obscure, quand, après avoir perdu son fils Roger pour la cause révolutionnaire, elle s’apprête à envoyer combattre son petit-fils Roger Alberto. Le chant est aussi soigné du côté masculin : Ruben Amoretti compose un solide Roucher, l’élève de l’Accademia del Teatro alla Scala Sung-Hwan Damien Park est très prometteur en Pietro Fléville, Adolfo Corrado chante aussi un robuste Fouquier Tinville et on est heureux de retrouver le vétéran Carlo Bosi en inquiétant « Incredibile ».
Placée en quatrième loge latérale, sur l’extrême côté, je ne suis pas sûre de rendre compte au mieux de la mise en scène très classique et figurative de Mario Martone, qui s’écarte très nettement du Regietheater triomphant sur de nombreuses scènes d’opéra. Le premier acte avec ses lustres et miroirs donne la mesure du riche intérieur de la Comtesse de Coigny, puis un dispositif de plateau tournant permet d’enchaîner sans aucune pause, ni applaudissements, avec le tableau suivant, un alignement de portes-fenêtres où se tiennent des femmes de petite vertu, un peu comme ces devantures qu’on peut voir dans le Quartier rouge d’Amsterdam. On y devine aussi un pont en arrière-plan. Le troisième acte du tribunal révolutionnaire répartit l’ensemble des choristes dans un amphithéâtre en étages, formant une imposante masse populaire qui réagit, apostrophe, juge également à haute voix. Le dernier tableau de la prison à Saint-Lazare ne fait pas très riche, la guillotine au niveau supérieur attendant le couple Chénier – Maddalena.
Ma vue est en revanche imprenable sur la fosse d’orchestre, où Marco Armiliato dirige sans partition depuis son pupitre. La musique est un régal absolu, les cordes sont enivrantes, les bois superbement expressifs. Le chef conduit avec caractère, mais sans débordements de décibels, en osmose avec le plateau afin de ne pas mettre les solistes en difficulté. Écouter le chœur du Teatro alla Scala s’exprimer dans un opéra italien est parallèlement un privilège, faisant valoir une permanente cohésion d’ensemble et une qualité de diction exemplaires. Applaudissements très chaleureux du public au rideau final de cette représentation, dernière soirée de la série.
Irma FOLETTI
27 mai 2023