Un bouquet de violettes pour la diva Anna Netrebko
Après une première série de représentations en 2015, l’année lyrique 2024 débute à l’Opéra Bastille avec la reprise attendue du chef d’œuvre de Francesco Cilea, Adriana Lecouvreur. Au travers de cet ouvrage extrêmement poétique, le compositeur vériste propose une version idéalisée et romancée de l’idylle entre Maurice de Saxe et la grande comédienne éponyme. Anna Netrebko reprend pour l’occasion, devant le public parisien, un rôle de diva qu’elle a fait sien, accompagnée d’une prestigieuse distribution internationale.
Sous l’égide du buste de Molière qui trône au centre de l’avant-scène, David McVicar donne à voir aux spectateurs une mise en abyme du théâtre. Il fait le choix de mettre en scène l’opéra conformément à l’époque dans laquelle évoluaient les personnages historiques, conservant ainsi toute la dimension poétique et romantique de l’ouvrage. La scène et les coulisses animées de la Comédie-Française laissent place à l’intérieur feutré du salon de la Princesse de Bouillon. Le théâtre est utilisé dans chacun des 4 actes comme une métaphore. De nombreux détails comme notamment l’omniprésence des rideaux ou d’une scène, rappellent que nous assistons à une comédie où les protagonistes sont en constante représentation. Bien que cette idée ne soit pas novatrice, elle convient parfaitement à l’ouvrage et confère au livret beaucoup de clarté et de lisibilité.
Les superbes costumes d’inspiration XVIIIe de Brigitte Reiffenstuel ont un rôle majeur dans l’atmosphère qui se dessine. Ils permettent de confirmer le caractère archétypal des protagonistes et de distinguer leur appartenance sociale. Les toilettes raffinées contribuent à ranimer l’ambiance de l’époque. Associée aux éléments de décor et au charme envoûtant des voix, la magie opère. Le public voit ses sens totalement stimulés par les méandres de l’amour, de la passion et même du plaisir.
L’exploration du personnage d’Adriana Lecouvreur se concentre sur les imbrications entre l’actrice et la femme. Le format vocal du rôle principal sied parfaitement à la voix somptueuse d’Anna Netrebko. Malgré quelques petites imprécisions, portée par un véritable tempérament de tragédienne, elle envoûte le public littéralement suspendu à ses lèvres. Sa voix chaude et pleine bouleverse de par les effets superbes qu’elle produit, entre sensuelles caresses, étincelles passionnées et miroitements nostalgiques. Les graves développés au cours des dernières années sonnent admirablement. La soprano offre dans le registre des aigus une prestation sûre et une voix toujours bien projetée. L’émotion envahit totalement l’auditoire lorsque l’héroïne, que nous avons vue tout au long de l’opéra vaciller entre ses illusions d’amour et la dure réalité, rejette dans un éclair de lucidité Maurizio avant de mourir. Elle indique dans un fabuleux pianissimo que « la scène est son trône ». C’est donc à la fois une musicienne magnifique et une tragédienne sans pareille qui, dans ses gestes instinctifs captive totalement. La diva Anna Netrebko dans l’écrin mis en place par McVicar, sublime le souvenir de sa consœur.
La volcanique princesse de Bouillon de Ekaterina Semenchuk se glisse rapidement en travers du chemin de la tragédienne. Dotée de graves solides et convaincants, elle laisse cependant entrapercevoir quelques faiblesses dans l’aigu. Le caractère sombre et maléfique souvent conféré au personnage s’efface quelque peu au moyen de subtiles inflexions dans la voix et d’une gestuelle noble et altière. Ekaterina Semenchuk incarne une femme délaissée, jalouse et remplie de questionnements.
Le beau Maurizio, héros militaire et charismatique héritier du trône, interprété par Yusif Eyvazov convainc par son engagement au service du rôle. Malgré un timbre toujours aussi particulier, il démontre beaucoup de bravoure et une insolente facilité dans le registre supérieur. Sa performance pleine de passion et de désir vire à la démonstration vocale. Même si ses nombreuses notes tenues de façon parfois démesurée lui assure l’adhésion du public, sa prestation aurait pu être enrichie d’un chant plus nuancé et subtil, notamment lors de l’évocation de ses regrets ou lors de sa déclaration d’amour à Adriana « La dolcissima effigie ».
L’expérimenté Ambrogio Maestri revêt les traits de l’affectueux complice d’Adriana, le régisseur Michonnet. Bien que légèrement en retrait lors de ses interventions de l’acte 1, il réussit à prendre de l’assurance et développe un chant plus coloré et tendre dans la seconde partie de l’ouvrage. Le public lui réservera une belle ovation lors du salut final.
Le duo d’intrigants Sava Vemic et Leonardo Cortellazzi, respectivement Le Prince de Bouillon et L’Abbé de Chazeuil, font tous deux preuve d’une belle maîtrise. La basse se distingue cependant par sa présence et son superbe timbre. Un artiste à suivre assurément ! La distribution offre également une belle vitrine aux jeunes artistes prometteurs de la troupe lyrique de l’Opéra national de Paris. Alejandro Balinas Vieites, Nicholas Jones, Ilanah Lobel Torres et Marine Chagnon apportent un peu de légèreté à l’ouvrage par un jeu enjoué et communicatif.
Le chef d’orchestre italien Jader Bignamini fait sonner l’orchestre avec beaucoup de clarté et de sincérité. La superbe partition de Cilea est mise en relief sans tomber dans le cliché du pathos. Le ballet, ponctué de l’intervention des chœurs, démontre toute la palette sonore que peut développer l’orchestre. Il convient également de saluer la prestation des instrumentistes solistes (hautbois, cor anglais et harpe) qui accompagnent la désillusion d’Adriana dans le « Poveri fiori ».
Cette production d’Adriana Lecouvreur d’un bel académisme classique a manifestement conquis le public de par l’expérience immersive dans le tourbillon de beautés offert en ce soir de première. L’auditoire est convié à la célébration du côté fantasmé et irrationnel que peut présenter parfois l’opéra vériste en en donnant une version romancée et mélancolique. L’équipe artistique réussit le défi de conserver le caractère intimiste et élégant de l’œuvre dans l’immensité de l’Opéra Bastille.
Aurélie Mazenq
16 janvier 2024
Direction musicale Jader Bignamini
Mise en scene David McVicar
Décors & costumes Charles Edwards
Costumes Brigitte Reiffenstuel
Lumières Adam Silverman
Chorégraphie Andrew George
Chef des Choeurs Alessandro Di Stefano
Orchestre et Chœurs
de l’Opéra national de Paris
Distribution :
Adriana Lecouvreur : Anna Netrebko
Maurizio, conte di Sassonia : Yusif Eyvazov
La Principessa di Bouillon : Ekaterina Semenchuk
Michonnet : Ambrogio Maestri
Il Principe di Bouillon : Sava Vemić
L’Abate di Chazeuil : Leonardo Cortellazzi
Quinault : Alejandro Balinas Vieites
Poisson : Nicholas Jones
Madamigella Jouvenot : Ilanah Lobel-Torres
Madamigella Dangeville : Marine Chagnon
Un maggiordomo : Se-Jin Hwang